Entretien avec Jean-Claude Guédon : on «crystal of knowledge»
Repenser la revue scientifique nécessite en fait de penser sa dissolution. L’entretien avec Jean-Claude Guédon dans le cadre du projet de refonte de Sens Public a été l’occasion de filer la métaphore du cristal. Précipitation, dissolution, cristallisation, ces différents passages d’un état solide à un état liquide reflètent bien les états du texte et les processus de stabilisation et déstabilisation du texte à l’œuvre.
Outre son engagement pour l’Open Access et l’évolution de la communication scientifique, nous avons fait appel à J-C. Guédon pour cet article intitulé « Crystals of Knowledge Production. An Intercontinental Conversation about Open Science and the Humanities »1.
Pour J-C. Guédon, la revue et l’article ne sont plus les bons objets et les bons formats pour nourrir la conversation scientifique. Il faut selon lui remettre au centre la communication et non le texte. Le texte doit rester prétexte à la discussion scientifique.
Dans la continuité de ce constat, l’intérêt de la revue réside dans la relative assise qu’elle offre à la communauté, en tant que médium stable, à condition de se penser comme un dérivé de cette communauté, à la géométrie variable et susceptible de se dissoudre. Dans le contexte du web dont un modèle dominant est la plateforme, il faut (re)trouver les modalités de l’instabilité.
Crystal of knowledge
Le cristal de connaissance consiste en l’agrégation temporaire d’un certain nombre de contributions, qu’elles soient des textes (les articles), des annotations, des fragments de textes, des discussions, disposées ensemble autour d’une même problématique. Un cristal existerait pour et par cette problématique, dans un temps restreint et un cercle de contributeurs investis. La problématique pourrait être éphémère ou persistante, le principe étant que le cristal puisse émerger, cristalliser, puis se dissoudre au fil du temps et des questions traitées par la communauté. La revue serait ainsi organisée autour de ces points chauds, ces accrétions de fragments et de contributions, et se caractériserait finalement par ces cristaux aux temporalités propres dans un cycle de cristallisation et de dissolution.
Top-down/bottom-Up
Cette instabilité contrôlée (ou stabilité relative) soulève une question de positionnement pour la revue : la formation et dissolution de ces cristaux relèvent-elle d’une fonction éditoriale, gérée à la fois par une équipe dédiée et pourquoi pas avec l’aide d’algorithmes d’agrégation, de curation et de mise en avant, ou bien, d’une fonction communautaire, avec des mécanismes de décision collective, de consensus ?
Pour J-C. Guédon, cette gestion doit être communautaire, « évidemment ». En reprenant ici le vocable du codage informatique, il imagine même la possibilité de « forker » les cristaux, c’est-à-dire de permettre à différentes conceptions de s’exprimer en s’emparant d’une problématique et de la porter vers d’autres conclusions.
De ce point de vue, il envisage le fork comme « une révolution conceptuelle ».
Liquide
Comme nous l’avions identifié dans le précédent entretien, les technologies de gestion de version (Git, Mercurial, Github, etc.) suffiraient aujourd’hui pour reconstruire un système de référence fiable des différents états du texte. J-C. Guédon voit dans les pratiques de partage de code un modèle à suivre pour les écrits scientifiques. En particulier en ce qui concerne le partage de responsabilité, c’est-à-dire dans une certaine mesure pour le texte, un partage de son auctorialité (la fonction auteur de Foucault).
Ainsi l’attachement aux différents statuts du texte serait transposable dans un système de versionning inspiré des pratiques et techniques de versionning de code. Le verrou, bien entendu, n’est pas technique mais institutionnel. Malgré les initiatives pour « ouvrir » véritablement les textes scientifiques, c’est-à-dire pour traiter les textes publiés comme des work-in-progress, régulièrement mis-à-jour au fil des contributions, l’institution scientifique reste incapable actuellement de reconnaître la nature liquide du texte, et de prendre en considération dans ses évaluations ses états successifs.
Pour J-C. Guédon, face à cette liquéfaction du texte, il faut gérer des moments de cristallisation et de stabilisation. Il s’agit de sortir d’une conception de l’article comme monument éternel, et de revenir à l’idée de l’académie du 17ème, avec ses salons et ses procédés de validation collective. C’est ce que met en place The Faculty of 1000, notamment sur la plateforme de publication ouverte F1000Research dont les articles sont filtrés (mais non évalués) et publiés pour une évaluation ouverte par système de vote et d’annotation. L’article y acquiert progressivement de la valeur au fil des contributions qui, ensemble, ont fonction de validation.
Animation de communauté(s) : jouer le dissensus
Sur une telle plateforme, se pose la question de la rétribution de la participation, ainsi que de la mobilisation communautaire, les deux étant liées. Il y a nécessité de qualifier le lectorat pour qualifier à son tour les contenus, comme un élargissement de la base des pairs susceptibles d’évaluer les articles. On pourrait imaginer par exemple qu’un certain seuil de contribution ou d’interaction avec un texte pourrait signifier devenir co-auteur du texte.
Nous avions déjà évoqué la question du community management, qui est celle de la gestion de la participation à travers des techniques sociales et éditoriales de mobilisation et de rétribution. Ces techniques articuleront nécessairement des interventions “humaines” avec des opérations algorithmiques.
Pour Gérard Wormser, également présent à l’entretien, l’animation de communauté a aussi la responsabilité de repérer des lieux et des territoires de pensée qui n’ont pas été prévu mais qui peuvent devenir pertinents dans la discussion. Il s’agit d’aller à la rencontre de communautés divergentes, venues d’un « ailleurs cartographique ». Gérard W. mobilise ici la notion de carte comme élément de stabilité certes, mais devant rester mobile, ou mobilisée, c’est-à-dire en fait qui doit être parcourue.
Un des enjeux, remarque Marcello V.R., est de savoir reconstituer des territoires dans l’espace du web, et de dresser des structures cartographiques multiples et non institutionnelles.
Pour J-C. Guédon, il serait intéressant de reconstituer des territoires de dissensus, un peu comme ce que l’Académie française appelait les mémoire des savants étrangers (étrangers à l’Académie) qui intégraient ainsi une circulation d’idées à la frange.
Enjeux politiques
À l’origine des premiers périodiques, le texte imprimé a une fonction d’annexe aux séminaires. J-C. Guédon cite deux exemples emblématiques :
- le Journal des savants : ce périodique littéraire et scientifique2 est initialement pensé en 1665 comme un pur véhicule de connaissances, orienté par un travail de veille et de signalement des idées, et par la circulation de textes. L’évaluation y est alors absente.
- Philosophical transaction : créé trois mois plus tard3 en réaction au périodique français, son projet est tout autre avec une tendance monopolistique sur la science, perçue comme moyen de pouvoir. Il s’agissait de récolter les connaissances, toutes les connaissances et d’en contrôler la sélection et la redistribution.
Entre ces deux visions de la science, les anglos-saxons misent sur « la bonne connaissance » (celle qui mérite d’être redistribuée) plutôt que sur le « bon goût », dont les français ont le monopole. Mais les enjeux sont en fait politiques, opposant une communication savante dont l’objectif est avant tout de faire avancer la connaissance, versus la captation des connaissance et l’établissement de lieux de pouvoir.
Stern, Guédon, et Jensen, « Crystals of Knowledge Production. An Intercontinental Conversation about Open Science and the Humanities ». Nordic Perspectives on Open Science, 2015 http://dx.doi.org/10.7557/11.3619 ↩
voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Philosophical_Transactions_of_the_Royal_Society ↩