L'intelligence des traces, de Louise Merzeau

Cet article de Louise Merzeau a été publié initialement dans la Revue Intellectica. Il est reproduit ici à des fins de recherche dans le cadre du séminaire «Écritures numériques et éditorialisation» (voir l’atelier #2 proposé par Servanne Monjour et Matteo Treleani).

Pour citer cet article :

Résumé : Comprendre la traçabilité numérique, c’est d’abord mesurer l’impact des procédures de personnalisation, qui modifient les protocoles de publication et inversent la priorité entre les types et les singularités. Dans cet environnement, l’utilisateur aménage ses espaces plus qu’il ne produit des contenus inédits. Automatiquement générées par la moindre de ses activités, les traces qu’il dépose sont pour la plupart non intentionnelles. Traitées comme symptômes, elles le dépossèdent du sens de ses agissements. Traitées comme données quantitatives, elles se détachent et le désagrègent dans le jeu des calculs algorithmiques. Ainsi indexé, l’individu-data se retrouve dans un monde sans oubli, où tout est documenté. La réappropriation va consister à transformer cette logique du stockage en écriture mémorielle. Cela suppose que soit d’abord restauré un droit de désactiver les traces afin de les soustraire aux effets de la décontextualisation. Doivent ensuite se développer des pratiques d’adoption, par lesquelles les utilisateurs transforment les traces déposées en traces récoltées.Afin de ne pas se laisser enfermé dans sa propre traçabilité, l’individu doit enfin recourir à la médiation de collectifs mémoriels pour donner aux traces une dimension documentaire ou patrimoniale. Développer cette compétence numérique revient à anticiper sa traçabilité au lieu de la subir: faire trace, pour substituer à l’identité le plein exercice d’une présence.

Mots-clés : Trace, traçabilité, Internet, réseaux sociaux, usage, identité, symptôme, calcul, réappropriation, mémoire, médiation, anticipation


Sommaire

  1. Personnalisations
  2. Calculs
  3. Réappropriation
  4. Références biblio-sitographiques

L’intelligence des traces

La question des traces laissées par les usagers des réseaux est le plus souvent ramenée à une opposition entre protection et exhibition de la vie privée. Qu’elle soit envisagée sous l’angle éthique, juridique, sociétal ou stratégique, cette tension sert de cadre à la plupart des discours, restreignant du même coup le concept de trace numérique aux seuls problèmes de traçage. Dans cette perspective, les dispositifs sécuritaires et les logiques de visibilité sont envisagés comme les deux versants opposés de la présence en ligne, recoupant peu ou prou des clivages économiques (consommateurs vs firmes) ou générationnels (générations X vs Y). D’un côté, on cherche les moyens (techniques, contractuels, légaux) de garantir la privacy et de veiller à la e-réputation des personnes et des entreprises. De l’autre, on revendique des comportements décomplexés de libre- échange, relationnels ou marchands. Outre qu’elle confine la problématique de la traçabilité dans un registre conflictuel stérile, une telle structuration du champ laisse de côté plusieurs enjeux importants. D’une part, la focalisation sur les comportements (protéger, exposer, manager ses traces) ne rend pas compte d’un certain nombre de caractéristiques des traces numériques, qui leur confèrent justement une efficacité au-delà ou indépendamment de nos agissements. En second lieu, la référence au clivage entre espaces public et privé conduit en général à penser que la traçabilité numérique n’intéresserait que le profilage individuel et ne concernerait le collectif qu’en tant que graphe social. Enfin, alors que trace et mémoire ont toujours été entrelacées par la philosophie, l’art et l’anthropologie, la dimension mémorielle des traces est singulièrement absente des considérations sur la présence numérique. Prenant le contre-pied de ces conceptions, cette contribution se propose de raccorder la problématique de la traçabilité numérique aux enjeux de la transmission, au sens de processus sociotechnique d’organisation du collectif dans le temps. Après être revenu sur les mécanismes de personnalisation et de calculabilité de l’information, on s’attardera sur les logiques de réappropriation, pour envisager les conditions d’une intelligence des traces. Ainsi repensée, la traçabilité ne relèvera plus seulement d’une indexation plus ou moins maîtrisée de soi, mais d’une construction d’espaces communs de connaissance et de mémoire.

Personnalisations

L’un des aspects marquants de l’histoire d’Internet est la personnalisation croissante des accès, des contenus et des services. D’épiphénomène réservé aux juristes et aux spécialistes de sécurité des réseaux, les traces numériques laissées par l’utilisateur ont ainsi été amenées à jouer « un rôle majeur comme facteurs pertinents d’intermédiation des contenus en ligne » (Diallo, 2011). C’est d’abord cette inversion de perspective qui doit être mise en lumière : comment ce qui relevait de l’insignifiant, de l’infinitésimal ou de l’irréfléchi en est venu à occuper une place centrale dans l’économie, l’architecture et les représentations de l’environnement numérique ?

Publication

Par sa structure réticulaire, Internet se confond avec la publication des traces produites par ceux qui l’utilisent. C’est le principe du milieu associé, que Stiegler emprunte à Simondon pour qualifier « les cas où l’utilisateur devient un élément de paramétrage du dispositif technique par l’usage » (Stiegler, 1997). Cette co-construction de l’environnement par les pratiques a conduit les innovateurs, les décideurs et les experts à s’intéresser de plus en plus aux données de l’usager, jusqu’à les placer au cœur des enjeux économiques, technologiques et sociétaux du réseau. À l’heure où « le lieu des liens » se transforme en un vaste système de recommandation sociale, il va de soi qu’il n’y a pas de vie numérique sans capture, enregistrement et mise en circulation des traces d’usage.

Les initiatives pour repenser la médiation de ces données personnelles se multiplient. Parmi elles, on en mentionnera deux qui sont significatives de deux tendances importantes. La première, Priv.ly, est une solution libre destinée à permettre à l’internaute de contrôler les données qu’il échange sur les réseaux sociaux. Conçue sous la forme d’un add-on pour les navigateurs Firefox et Google Chrome, cet outil convertit les contenus partagés en simples liens, les masquant ainsi aux fournisseurs qui en assurent la propagation pour en réserver la lisibilité aux seuls détenteurs de l’extension. Avec cette solution, l’utilisateur redevient le médiateur de ses traces, en ayant la possibilité d’en accorder ou d’en révoquer l’accès. Si l’on se place du seul point de vue de la protection, de telles contributions représentent de toute évidence une avancée. Mais, du point de vue qui est le nôtre, elles circonscrivent également cette avancée dans les limites de la sphère individuelle, menaçant même de renforcer la logique de silos qui caractérise l’économie concurrentielle du Web : « à la balkanisation du Net entre les géants du secteur, répond d’un coup une possible balkanisation par les utilisateurs, qui pourrait s’avérer encore plus fragmentaire » (Guillaud, 2012 a).

La seconde initiative qu’on voudrait mettre en exergue est celle des projets MiData1 soutenu par le gouvernement britannique et MesInfos2 initié par la Fing en 2011. Leur principe consiste à engager les entreprises à partager les données qu’elles détiennent sur les individus avec les personnes concernées. Cette ouverture des données non plus publiques mais privées est présentée par les promoteurs de ces programmes comme une clé pour restaurer une confiance numérique encore défaillante. Les échanges se font de fait aujourd’hui dans un climat de méfiance peu propice au développement de nouvelles formes d’implication des consommateurs, parce que l’alternative se réduit pour eux à verrouiller leurs traces ou à les abandonner. Cette aporie, on le sait, conduit au paradoxe de la privacy : se dévoiler sur Internet n’empêche pas de redouter les effets d’une telle exposition, et la redouter n’empêche pas de laisser toujours plus de traces. Déplacer et inverser la problématique en envisageant la restitution des données aux utilisateurs ouvre donc une perspective intéressante. C’est en pensant la traçabilité non plus comme un système à sens unique où l’usager perd ses empreintes à mesure qu’il les dépose, mais comme un système de recyclage et de portabilité que l’on pourra dépasser les actuels clivages entre protection et exposition. Ces initiatives, cependant, maintiennent la médiation des traces dans une logique marchande. Leur objectif est toujours d’ajuster au mieux une offre et une demande en permettant aux clients de cibler eux-mêmes leurs besoins. « Ceux qui sauront exploiter les données personnelles libérées seront assurément les prochains Google et Facebook » (Guillaud, 2012 b), mais il n’y aura véritablement restitution que lorsqu’on pourra parler de réappropriation.

Sur les bénéfices que l’utilisateur peut tirer de ses propres traces, tout reste à inventer, mais ce ne sera possible qu’à la condition de passer à des formes collaboratives ou collectives d’appropriation, pour que leur exploitation ne soit pas seulement commerciale ou personnelle, mais sociale. Appréhendés dans cette perspective, les effets souvent constatés de brouillage entre les sphères publiques et privées pourraient être envisagés sous un angle nouveau : la mise en circulation des traces relèverait moins de l’intrusion ou de l’exposition que d’un processus d’individuation collective (Stiegler, b). C’est l’hypothèse que nous développons en considérant que la publication des traces n’est pas une dérive ou un dysfonctionnement, mais bien ce qui caractérise l’hypersphère comme milieu (Merzeau, 2007). Il n’y a pas de trace proprement individuelle et toute trace est toujours médiée par un groupe. Sous l’emprise d’un certain discours de promotion des plateformes du Web dit « social », cette médiation est aujourd’hui assimilée au seul registre du relationnel (contact ou amitié). Parallèlement, la « gestion » des traces fait l’objet d’une injonction de plus en plus pressante, tendant à imposer la logique marketing à travers le modèle du personal branding et de l’e-réputation. Opposer à cette acception publicitaire une fonction publicatoire des traces représente un enjeu politique et culturel majeur. Le diagnostic établi par Bomsel (2010) sur la confusion des régimes jusque là opposés de la correspondance et de la publication est à ce titre éclairant. Loin de se réduire à un phénomène d’expressivité, Internet encourage la convergence de toutes les traces vers un espace hybride, qui remet fortement en question les protocoles d’autorisation par lesquels le régime publicatoire s’est toujours défini. Aujourd’hui, ces protocoles sont confisqués par des acteurs comme Google et Facebook, qui ont autorité pour éditer et rendre nos traces publiques. Plus encore que sur leur accessibilité et leur propriété, c’est sur les dispositifs qui servent à légitimer, prescrire et cadrer nos données que l’exigence de réappropriation devrait se concentrer. La personnalisation de l’information, où tout est personnel et publié, a jusqu’à maintenant été comprise comme désintermédiation. On peut au contraire la repenser comme méta-protocole, susceptible d’encadrer de nouvelles formes d’adhésion, de constitution de savoirs et de documentations partagées.

Singularités

La première étape du processus de personnalisation a consisté dans la démassification de la réception, produite par la mutation des industries de programme. La fragmentation des audiences et la multiplication des bouquets ont contraint celui qui se tenait à la place du récepteur non seulement à chercher ses contenus, mais à les organiser dans ses propres grilles. L’utilisateur se retrouve ainsi confronté à un monde on demand. D’un côté, les individus subissent l’injonction croissante de se construire, de se réaliser et de conquérir leur autonomie. De l’autre, l’environnement informationnel se reconfigure, pour gagner en plasticité, en modularité et en mobilité. Dans ce nouvel ordre de valeurs, l’usager est sommé d’apprendre à exploiter – économiquement, socialement et symboliquement – l’irréductible singularité de ses mondes propres.

Aménagés de façon à soutenir cette fabrique des individualités, les dispositifs techniques et médiatiques promettent à chacun la possibilité de façonner à sa guise d’abord l’accès aux connaissances, puis les connaissances elles-mêmes. Ajustés aux centres d’intérêt, les contenus s’adaptent au contexte, aux préférences et aux besoins de chacun. Le développement des langages de balisage facilite la migration des données d’une interface à une autre et la recomposition des informations à la demande. Il n’y a plus un document maître et des copies, mais des cascades d’états où l’information s’adapte à chaque utilisation. Cette logique fait du Web 2.0 moins un tournant technologique qu’une nouvelle modalité de médiation, qui reconfigure peu à peu tous les systèmes d’accès, de partage et de participation.

Au fil de ces évolutions, la raison communicationnelle change de paradigme. Là où la culture de masse fabriquait des dénominateurs communs, l’environnement numérique privilégie les informations sur mesure (Merzeau, 2009) : à chacun son habillage, son journal, son réseau. Au lieu d’évacuer les particularismes pour dégager codes, stéréotypes, routines ou « mythologies » (Barthes) – comme à l’ère du structuralisme dominant –, le traitement des traces calibre finement des différentiels de consommation, d’action et d’opinion. Dans l’échelle des plus-values, le type, stable et rééditable, cède la place au token, idiosyncrasique et contingent.

Sollicité, traqué, indexé, notre double numérique est livré au jeu des profilages et des modélisations. Pour tailler les messages sur mesure, les systèmes d’information doivent traiter la personne avant de traiter les contenus. Dans les sites marchands, les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, l’individu est traduit en profil, c’est-à-dire en grappes de données calculables par des machines. C’est ainsi qu’il se redéfinit : il est le dénominateur commun de ses propres traces.

Aménagements

Contrairement à ce qu’on avait diagnostiqué au début de l’explosion de la blogosphère, la personnalisation de l’information ne conduit pas au développement d’îlots séparés où chacun se replierait sur un univers autarcique. L’accent mis sur les singularités dissémine les traces plus qu’il ne les circonscrit dans des espaces coupés de l’extérieur. En ce sens, la privatisation des accès comme des contenus se manifeste plutôt par une expansion que par un repli, même si on verra plus loin que cette expansion recèle elle-même un risque de contraction des horizons informationnels.

Pour l’utilisateur, la vaporisation de ses données dans les dispositifs le contraint à un processus ininterrompu d’aménagement des procédures et des interfaces. Téléchargement et agencement de ses applications, paramétrage de ses préférences, gestion de ses autorisations et droits d’accès ou renseignement de ses multiples profils : l’usager passe de plus en plus de temps dans des tâches d’installation et de réglage des espaces qu’il pratique. Souvent très en deçà d’une production de contenus, sa participation consiste beaucoup plus à customiser ses points d’accès qu’à élaborer des documents ou diffuser des informations. Cette dimension de l’usage, et sa relation étroite avec la nouvelle économie des traces, a été oblitérée au profit d’une promotion, plus prescriptive que descriptive, des user generated contents (UGC). Mais, on le sait, la part des contributions relevant de la critique ou de la création arrive très loin derrière celle des collectionneurs ou simples suiveurs3. Être « spectateur » sur le Web ne revient pas pour autant au même que devant un écran de télévision. Même dans les usages les moins productifs, l’utilisateur ne peut demeurer passif. Il doit au pire concéder, au mieux négocier ou administrer sa traçabilité, afin de rendre praticables les plateformes auxquelles il se connecte.

La métaphore de l’habitat peut servir à préciser la nature de cette activité. C’est sous forme d’aménagement d’espaces à vivre plutôt que d’expression, d’échanges ou de représentation que se traduit d’abord la personnalisation, même si la première n’exclut pas les autres formes de participation. Parallèlement à la sélection des informations rendues publiques (pseudos, noms, adresses, photos, avatars, contacts, playlists, etc.), l’usager est souvent invité à intervenir sur l’habillage de ses interfaces. Choix des images de fond, des gabarits graphiques, des modes de rangement : autant de manières d’assembler une identité émiettée en un espace de familiarité. À l’inverse de ce qu’on observait dans le Web 1.0, cet art d’habiter n’est pas celui de propriétaires qui fabriquent entièrement leur site personnel, mais de locataires, qui choisissent le papier peint (wallpaper) dans une gamme qu’on leur impose et s’arrangent avec un logement qu’ils n’ont pas conçu. On reconnaît là la description que Certeau fait du lecteur : « son lieu n’est pas ici ou , l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant, associant des textes gisants dont il est l’éveilleur et l’hôte, mais jamais le propriétaire » (Certeau, 1980, p.292). C’est toute l’ambiguïté de la logique de personnalisation : derrière le discours omniprésent du management de soi, il est rare que soient donnés aux utilisateurs les moyens de constituer leurs traces en un « lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre » (Certeau, p.85). Ces lieux aménagés sont plus des espaces animés par des pratiques et des trajectoires que des enceintes d’où s’exerce un pouvoir gestionnaire.

Il est à ce titre significatif que l’habitat numérique ne soit plus vécu sur le modèle du site ou de la maison (home page), mais de la simple surface : mur, ligne (timeline), tableau (board). Le concept de « plateau » que Deleuze et Guattari empruntent à Bateson (1975) s’avère ici particulièrement pertinent. Défini comme « plan de consistance local des rhizomes », le plateau désigne une mise en forme de l’espace en deçà de la cognition, qui agit au niveau des habiletés pratiques. « Les plateaux agissent du point de vue des formes moléculaires, qui ne relèvent pas de catégories instituées, publiques, officielles, mais de modes d’action, de compréhension, d’être qui se diffusent implicitement, par contamination, rencontres, contiguïtés, mais n’en sont pas moins les conditions de possibilités de toute institution, donc aussi de tout partage » (Forestier, 2012). L’emprise actuelle des plateformes, dont Doueihi (2011) souligne l’importance pour penser le nouvel urbanisme numérique, résume cette culture de l’aménagement des traces. À mesure que sites, pages, documents et données prolifèrent, leur force d’attraction se fait plus impérative pour ramener la masse toujours croissante des traces à des configurations humainement négociables.

Calculs

Intentionnalités

« On ne fabrique pas une trace, on la laisse, et ce sans intention aucune. […] À la différence du signe que nous créons, la signification d’une trace existe au-delà de l’intention de celui qui la génère. C’est justement ce qui échappe à notre attention, à notre contrôle ou à notre vigilance qui, à partir de nos actes, prend la forme d’une trace » (Krämer, 2012). Cette constatation qui relève du sens commun classe les traces du côté du paradigme indiciaire défini par Ginzburg (1986). Manifestation observable d’un impensé, c’est parce que la trace est laissée à son insu par l’animal ou par l’homme qu’elle appelle un art interprétatif comme celui du chasseur, du critique d’art, du psychanalyste ou du devin pour faire sens. Plus la trace sera involontaire, plus elle aura valeur de preuve, de symptôme ou d’attestation.

On pourrait penser que la trace numérique relève de ce paradigme au vu de la proportion toujours croissante du non intentionnel dans les données que nous essaimons. Rappeler l’importance de cette dimension inconsciente, imperceptible ou incontrôlée de la traçabilité aide à comprendre qu’elle ne se résume pas au changement de support de nos inscriptions. Contrairement à tout autre message écrit ou oral, les traces numériques produisent de l’information sur nos comportements avant même qu’un message-cadre vienne les « intentionnaliser » par une métacommunication. Enregistrement sismographique de nos connexions, navigations et dispositions, elles échappent pour une bonne part à toute énonciation et se prêtent moins à l’interprétation proprement dite qu’au forage et au moissonnage. Transactions, transports, communications, parcours : toute activité met désormais en œuvre une traçabilité qui démultiplie les couches où s’enregistrent nos données. Pour s’en tenir à celle qui s’exerce sur le Web : conservation de l’adresse IP par le fournisseur d’accès, stockage des cookies envoyés par les serveurs, enregistrement de l’historique de navigation dans le cache du navigateur, mémorisation des ordres adressés au serveur dans les journaux de connexion, archivage des requêtes et des données de localisation par les moteurs, etc. Entièrement automatisée, cette traçabilité n’est pas une couche documentaire qui se greffe après coup. Elle est la condition même de la performativité numérique. De la même façon qu’on ne peut pas ne pas communiquer, on ne peut pas ne pas laisser de traces.

De là à leur conférer la même valeur symptômale que le lapsus ou l’empreinte laissée par le criminel ou l’animal traqué, il n’y a qu’un pas. Cette conception qui fait des traces numériques non un attribut ou un actif, mais une manifestation qui me trahit, est celle qui préside aux discours invitant à la prudence, voire à la méfiance à l’égard des réseaux sociaux. Les mass media sont particulièrement friands de ces cas (en fait plutôt rares proportionnellement à la fréquence des échanges) où les internautes sont rattrapés par leurs traces comme on le dit d’un méfait : images de beuveries publiées sur Facebook ressorties lors d’un entretien d’embauche, propos négatifs sur son employeur postés sur Twitter qui provoquent un licenciement, etc. Dans cette version stigmatisante des traces, ce n’est plus l’empreinte qui est non intentionnelle, mais la lecture seconde qui en est faite par des récepteurs non destinataires – schéma classique de dysfonctionnement analysé depuis longtemps par les théories de la communication.

Plus conséquente est la conception symptômale des traces qui préside au marketing comportemental. Dans ce cas, les traces ne sont pas censées me trahir mais me mesurer par la vertu d’une neutralité statistique. L’historique de mes parcours, le graphe de mes liens et le nombre de clics, de hits et de like sont les données brutes qui serviront de base à l’élaboration de profils, lesquels détermineront la distribution des publicités. Dans ce traitement, peu importe que les traces soient intentionnelles ou non : c’est le nombre qui fait sens. Tous les niveaux de traçabilité sont donc écrasés, superposant les identités déclarative, navigationnelle, agissante et calculée (Georges, 2009) : ce que je dis de moi (qui je suis), où je vais (comment je me comporte), ce que j’édite ou publie (ce que je pense) et ce que les plateformes calculent à partir de mes activités (ce que je vaux). Du symptôme, on arrive ainsi à l’autre versant des traces numériques : leur calculabilité, et « l’algorithmie ambiante » qu’elles contribuent à alimenter.

Déliaisons

Appréhender la traçabilité numérique à l’aune du seul paradigme indiciaire empêche de saisir cette autre dimension par laquelle elle relève tout aussi fondamentalement d’une raison computationnelle (Bachimont, 2004). « Objets politiques et non sémantiques » (Melot, 2006, p.14), les traces sont en deçà du procès de communication comme le sont les indices issus du monde objectal, mais elles participent en même temps de visées stratégiques qui n’ont rien à voir avec « l’écriture aveugle de la causalité » (Krämer). Pour Barthes, si la photographie est un message sans code qui résiste aux interprétations de la sémiologie, c’est parce que son essence est dans « l’entêtement du référent à être toujours là » (Barthes, 1980, p.17) et que cet entêtement est intraitable. Ce noème de la photographie permet de voir combien les traces numériques relèvent d’une autre logique. Car tout en elles est au contraire matière ou produit d’un traitement. Traitement informatique des instructions, traitement algorithmique des données, traitement économique et stratégique des bases d’intentions. Là où la trace photographique reste prise dans la présence dont elle est l’empreinte, les traces numériques se signalent à l’inverse par leur déliaison. Dès leur production, elles sont agrégées à d’autres données, stockées dans des réservoirs distants, disséminées dans quantité de sites et font l’objet de calculs qui produisent à leur tour d’autres données.

Plus que la multiplication des masques (avatars et pseudos) ou l’intrusion dans la vie privée, c’est cette manipulation algorithmique des traces qui désagrège nos doubles numériques. Objet de toutes les appétences concurrentielles, l’« identité calculée » (Georges, 2009) constitue la première couche de cette traçabilité déliée. Fabriquée par les algorithmes implémentés dans les plateformes, les item qui la composent n’émanent pas d’une énonciation, mais de calculs effectués à partir des traces déposées par nous-mêmes ou les autres, sur la base de critères quantitatifs. Horodatage des publications, nombre de contacts ou d’« amis », nombre d’équipes (Pearltrees), de groupes (LinkedIn) ou de listes (Twitter), nombre de boards (Pinterest), de photos (Flickr) ou de vidéos (YouTube) postées, nombre de like, de retweets, de commentaires, etc. Ces comptabilités ne visent pas qu’une gestion en back office des services offerts aux utilisateurs. Traduites en scores, elles fonctionnent comme indices d’influence ou de sociabilité. Elles sont donc non seulement rendues publiques, mais socialisées ou éditorialisées. Des applications comme Klout se chargent même de reconvertir ces données quantitatives en qualitatif : calculée à partir d’indicateurs prélevés dans les réseaux sociaux, la mesure d’influence est ensuite traduite en « style » : curator, observer, conversationalist, celebrity, explorer, etc. Ainsi, la calculabilité des traces ne documente pas seulement les individus : elle les catégorise et les qualifie.

Dès lors qu’elles sont ainsi industriellement mesurées, les données enregistrées ne se distinguent plus de celles que produisent les applications. Une fois le profil activé, les plateformes cherchent de fait à l’enrichir en multipliant automatiquement les traces qui lui seront associées. Suggestions de nouveaux contacts à partir des habitudes ou de la géolocalisation, duplication et transfert des données vers d’autres sites, profils factices d’acheteurs similaires, etc. Les API accélèrent et banalisent cette déliaison, érigée en système par le protocole Open Graph de Facebook. Dans ce dispositif, à chaque fois qu’un internaute s’enregistre auprès d’une nouvelle application en utilisant les données de son compte, il doit l’autoriser à exploiter son graphe social ou à « publier en son nom ».

Écrites par les agents logiciels chargés de les agencer et de les diffuser, les traces se détachent ainsi de la personne pour mener une existence autonome, hors de notre contrôle ou de notre assentiment. Séparées de toute énonciation, elles radicalisent le principe de coupure propre à toute écriture et façonnent une sociabilité qui n’est pas l’effet de rapports sociaux, mais d’une délégation machinique de nos relations.

Indexations

Pour les prestataires de services comme pour les individus, la déliaison n’a d’utilité que parce qu’elle permet une indexabilité généralisée des identités. Affranchies des contingences du corps et du contexte, les traces font de chaque individu un signifiant discrétisé, disponible pour les fouilles de données, les requêtes, les agrégations et, bien sûr, les monétisations. Indéfiniment redocumentarisé, l’homme devient ainsi « un document comme les autres » Ertzscheid (2009), ou plus exactement un individu-data : un assortiment de ressources pour de possibles agencements. Googlisé, rubriqué (123People ou Webmii), échantillonné (Intellius), géolocalisé (Foursquare) ou recommandé (Meetic ou LinkedIn), l’utilisateur fait l’objet d’une multitude de lectures algorithmiques qui le rendent assimilable aux réseaux eux-mêmes. À la fois étiquette et étiqueté, il sert à valoriser les contenus qui lui sont associés, tout en étant lui-même référencé et évalué. Dans ces traitements, les indices de sa présence ne sont plus les empreintes d’un ça-a-été (Barthes), mais les indicateurs de transactions possibles. Les traces qu’il laisse et qui témoignent de sa navigation, de ses lectures, de ses achats ou de ses relations sont reconverties en unités documentaires utilisables par autrui. La généralisation des accès mobiles accentue encore le phénomène. Les informations autrefois assignées à l’espace clos de nos disques durs et qui n’avaient d’utilité qu’individuelle (aide-mémoire, astuces, raccourcis…) sont désormais reversées dans des espaces semi-publics accessibles de partout, d’où elles ne tardent pas à se propager pour réapparaître comme documents. Voyant ses traces remonter dans les résultats des moteurs de recherche, l’utilisateur s’habitue alors au nivellement et à la contamination généralisée des couches documentaires.

Incité à nourrir toujours plus les bases de données, il se prête alors au jeu de l’indexation, en consignant lui-même ses activités. Les sédimentations auxquelles il se prête renforcent son degré de searchability (Boyd, 2007) et densifient les connexions entre ses données, assurant réplication et interopérabilité. Synchronisation de ses statuts (Pearltrees et Twitter), intégration de ses écoutes (Spotify et Facebook), publication de ses playlists (iTunes et Genius) : chaque information produite ou consommée ici se répercute ailleurs, passant avec fluidité de son monde propre à ses cercles et de ses cercles à l’ensemble du réseau. L’individu se retrouve ainsi dans un monde où, pour la première fois, tout est susceptible d’être documenté. Ce principe d’hyperdocumentation (Martel, 2011) redimensionne les contours mêmes de la personne à l’échelle des big data. Produisant une infinité de notations infinitésimales, la traçabilité numérique fait de chaque individu un personnage borgésien : tel Funes4 , l’usager des réseaux enregistre d’innombrables détails aussi exacts que futiles, alimentant une anti-mémoire sans oubli.

Initié en 1998, le programme de Gordon Bell MyLifeBits5 a été l’un des premiers à anticiper cette évolution. Conçue comme un projet de stockage intégral de toutes les données composant une vie, cette entreprise signifie moins par son gigantisme quelque peu naïf que par la réflexivité qu’elle introduit dans la traçabilité. Opposé au partage des données sur les réseaux sociaux, Gordon Bell ne conçoit cependant cette réflexivité que dans le cadre d’une usage strictement privé des traces, ignorant la dynamique des propagations réticulaires. Plus récemment, le courant du self quantified réalise quant à lui la synthèse entre hyperdocumentation et publication. Témoignant d’une intériorisation de la calculabilité, le lifelogging intègre la logique qui veut que toute information enregistrée soit reversée au profit d’une communauté. Les données factuelles (dépenses effectuées, nutrition, évolution d’une maladie, fréquence des rapports sexuels, changements de poids, nombre d’heures de sommeil, etc.) ne sont pas seulement consignées : elles sont analysées, éditorialisées et mises en commun. Un marché s’est développé pour appareiller le traitement et la circulation de ces comptabilités, comme en témoigne la multiplication des applications mobiles dédiées à la surveillance de soi. Quelle que soit leur finalité, ces pratiques attestent d’une mutation dans la relation de l’homme à ses traces. Au sentiment intérieur de soi, s’est substituée une croyance dans la mémoire des données brutes (la mémoire brute des données), d’autant plus parlantes qu’elles sont insignifiantes et récoltées en masse.

Réappropriation

Désaffections

L’enjeu, on l’aura compris, porte sur le passage du stockage des données à la constitution de mémoires. Qui a les moyens d’assurer la conversion des traces en documents ? Est-ce du ressort des firmes, des individus, du collectif ? Pour le moment, nos données font l’objet d’une expropriation menée par les principaux acteurs du Web. Même quand nous en sommes juridiquement propriétaires, elles nous sont confisquées par les conditions générales d’utilisation des plateformes. « Les CGU tirent leur force du fait qu’elles ne sont pas négociables par les utilisateurs des services en ligne et qu’une fois acceptées, l’utilisateur se trouve lié à ces règles par sa propre volonté ». Il a ainsi suffi à Twitter de changer ses CGU « pour obtenir rétroactivement des droits très étendus sur les contenus de ses utilisateurs et revendre deux ans d’archives à des sociétés anglaises de datamining (Maurel, Fradin et Boucharlat, 2012).

Les réseaux sociaux ne peuvent toutefois fonctionner que si nous cédons au prestataire de service les droits nécessaires au partage et à la connectivité. Entre économie marchande et économie de la contribution, la sociabilité numérique appelle en fait une réflexion sur les mécanismes d’appropriation des traces plus encore que sur les régimes de propriété. La migration des données vers le Cloud rend d’autant plus urgente cette réflexion. Sorte de paradis fiscal numérique, le nuage échappe aux lois des sociétés et ne peut être réglementé par des verrous législatifs ou des principes coercitifs contraires à la circulation des flux. C’est d’une régulation par les usages qu’il faut attendre les solutions.

La première forme d’expropriation, on l’a vu, ce sont les rétentions non anticipées et non désirées que les firmes pratiquent hors de toute négociation. La traçabilité numérique contredit alors le fonctionnement de la mémoire, dont Halbwachs a montré qu’elle a besoin de plasticité : mémoriser, c’est défigurer ses souvenirs en fonction de son histoire, de ses croyances, de son milieu. Inversant le rapport séculaire entre mémoire et oubli, la documentation intégrale des identités prive les individus comme les collectifs d’une fonction essentielle : celle d’organiser le mémorable. L’enregistrement s’effectuant par défaut, c’est désormais l’effacement des traces et non leur conservation qui exige volontarisme, dépense et savoir faire. Après avoir réclamé un devoir de mémoire, les sociétés modernes se préoccupent donc aujourd’hui d’un droit à l’oubli.

En France, c’est ce droit qui sert de principe à la loi « Informatique et Libertés », mais il n’a pas encore de définition juridique précise. En 2010, le secrétariat d’État chargé de la Prospective et du Développement de l’économie numérique a cherché à en renforcer la mise en œuvre, en proposant des « chartes du droit à l’oubli numérique » aux acteurs impliqués dans la publicité ciblée, les sites collaboratifs et les moteurs de recherche. Les signataires étaient censés s’engager à mettre en place des dispositifs de révision ou d’effacement des traces (délais de conservation limités, suppression du cache de pages indexées, etc.). Contrariant les stratégies de monétisation des profils, ces dispositions légales se sont logiquement révélées peu applicables. Nul ne s’est d’ailleurs étonné que les deux principales firmes concernées par la demande sociale de régulation, Google et Facebook, n’aient pas signé ces chartes.

Dans les entreprises et les administrations, cependant, l’idée d’une purge régulière des données fait son chemin. Outre l’obligation réglementaire de proportionner les délais de conservation à la finalité, la suppression des traces peut servir les exigences de sécurité et de productivité. « L’obésité des bases de données est un phénomène général qui grève les coûts et fait chuter les performances. La purge des données serait ainsi à la fois au service des droits des individus et de la seine gestion des entreprises » (Belleil, 2004). Les progrès permanents du datamining poussent toutefois les responsables marketing à conserver toujours plus de données en vue du ciblage comportemental. La persistance et la prolifération des traces ont par ailleurs suscité l’apparition d’un marché de l’oubli de plus en plus florissant. Ces nettoyeurs du Net et autres assurances en e- réputation n’ont guère intérêt à voir se généraliser les pratiques de désherbage dans les entreprises.

L’impuissance des solutions strictement techniques ou juridiques incite à penser l’oubli numérique autrement. Détruire les données ou interdire leur accès reconduit le présupposé qui veut que toute trace accessible soit exploitable. Relevant d’une mémoire de stockage et non de commémoration, cette logique maintient l’opposition entre exposition et protection, sans laisser de place à la dimension sociale de l’amnésie. À l’inverse des politiques d’amnistie qui décrètent l’oubli pour garantir une appartenance, le nettoyage forcé des traces accentue les tensions entre les usagers et les pouvoirs algorithmiques qui les traquent. Pour que l’oubli participe d’une véritable régulation collective de la traçabilité, l’amnésie doit être posée comme « source et instrument de possibles récalcitrances individuelles à la loi qui, toujours, les présuppose » (Rouvroy et Berns, 2010, p.100). Relevant d’un « métadroit à l’oubli » plutôt que d’une réglementation, le désamorçage des traces passe en fait par l’usage, au travers de pratiques légales aussi bien qu’illégales. Bricolages du « hacking citoyen »6 ou abandon de contenus « périmés » par les jeunes auteurs de skyblogs à chacune de leurs mues identitaires : l’oubli gagne à être pensé en termes de désactivation sociale des traces plutôt que comme effacement informatique. Quand bien même elles seraient techniquement indélébiles, rien ne nous oblige en effet à valider l’interprétation algorithmique de nos traces en-dehors de leur contexte de communication. Pour l’usager des réseaux sociaux en particulier, les données qu’il expose n’ont de valeur que le temps d’une conversation ou d’une stratégie relationnelle menée à brève échéance. Ce sont des « écritures qui sont d’abord là pour dire l’éphémère, qui revendiquent l’éphémère. Des écritures qui parce qu’elles ne craignent pas de disparaître, […] deviennent progressivement des écritures de la redondance, des écritures de l’inflation » (Ertzscheid, 2011). La récupération, le traitement différé et le transfert de ces masses de données vers d’autres contextes ne constituent pas tant une intrusion dans la vie privée qu’une négation du temps social de l’échange. Car plus que des identités, ce sont bien des corrélations et des relations qui sont enregistrées, mais sans que le facteur temps soit pris en considération (ou quand il l’est, c’est plus en fonction d’indices de fréquence que de vieillissement). « L’erreur est d’appliquer des raisonnements liés aux modèles de l’archive à des activités qui n’ont pas vocation à en générer. […] L’usage de la photo sur Facebook, [par exemple], est un usage relationnel. Une fois qu’elle a rempli sa fonction (créer du lien, une fonction qui dure entre 24 et 72h), elle n’a plus lieu d’être » (Gunthert, 2010). Plutôt qu’une protection des données, c’est donc la conversion de certains espaces en friches numériques qu’il faudrait peut-être encourager. Zones franches où les traces seraient accessibles mais désactivées par l’usage, ces friches réintroduiraient dans le réseau l’épaisseur temporelle nécessaire aux sédimentations de la mémoire que nous reconnaissons presque spontanément dans notre usage des traces non numériques.

Adoptions

Pouvoir désaffecter ses traces ne suffit évidemment pas à en garantir la réappropriation. Pour restaurer une culture de la mémoire, l’oubli doit s’articuler avec des pratiques d’adoption, par lesquelles les utilisateurs retrouvent l’exercice d’un droit de sélection. C’est l’un des effets inattendus des réseaux sociaux que d’avoir révélé la propension des internautes à se livrer à des formes de cueillette et de collection, plutôt qu’à la publication de contenus inédits. « Révolution de la consultation plutôt que de la production » (Gunthert, 2010), l’environnement numérique développe avant tout des activités de lecture et de braconnage, telles que Certeau les a théorisées comme arts de faire. Mais à la différence du livre, l’Internet permet que se déposent les traces de ces activités. C’est ce que proposent les pêle-mêle numériques comme Pinterest, Fffffound ou visualizeUs. Sur ces plateformes, chacun peut se recréer un lieu propre où agencer les objets trouvés au gré de sa navigation. Par le système de « l’épinglage », ces services permettent non seulement de mettre de côté ses trouvailles, mais plus fondamentalement de transformer les traces déposées en traces récoltées. Le produit de ces extractions n’est pas soustrait à l’espace où se pratiquent les collectes. Les imports automatiques, l’intégration des médias sociaux (Digg, Flickr, YouTube, Twitter, Tumblr…) et l’interfaçage 2.0 (endless scolling, boutons, tags…) maintiennent ces dépôts dans l’environnement même qu’ils documentent. Loin du modèle de la bibliothèque ou de l’archive, qui suppose une coupure entre la trace et le flux, l’adoption garde vivant le lien qui les relie, chaque objet collecté pouvant être à son tour remis en circulation par le jeu des emprunts. À l’heure où les contenus semblent immédiatement et indéfiniment disponibles, cette « culture anthologique » (Doueihi, 2008) n’a pas pour objectif de sauvegarder des objets menacés de disparition. La thésaurisation ne se pense pas ici comme archive, mais bien comme mémoire. La raison de ces collections est tout entière dans le geste d’élection qui prélève un fragment du flux pour se l’approprier et le signaler aux autres comme trace identitaire. Les réserves ainsi produites ne traitent pas du passé, mais du partage et du projet. S’ils paraissent grossir encore les stocks de données, ces agrégats s’opposent donc en fait à l’hypermnésie numérique, par la réaffirmation d’un pouvoir de sélection.

Si la collection ouvre sur une réappropriation, c’est aussi parce qu’elle implique une collectivisation des traces. « On échange de petits objets qui ne coûtent pas cher mais dont la consommation en commun est précieuse, sur le modèle anthropologique du don contre-don » (Gunthert). Ces cueillettes relèvent en ce sens de l’économie de la souscription généralisée par les réseaux sociaux. « Après le browsing et le searching voici venu le temps du “subscribing”. On ne navigue plus, on ne recherche plus, on s’abonne, on “souscrit”. […] La dynamique [de ces écritures de la souscription] est essentiellement temporelle, sur un rythme ternaire : diachronie, synchronie, a-synchronie. » (Ertzscheid, 2011). Ces recueils produisent de la mémoire non par un effet de persistance des traces, mais parce qu’ils assurent d’incessants passages entre intime et commun, savoir et jeu, pratique populaire et savante. Au stade le plus élaboré, la collection se fait espace de curation, concourant à la formation de nouveaux lieux théoriques ou esthétiques – lesquels feront à leur l’objet de cueillettes et d’emprunts. Il est à ce titre significatif que ces espaces communautaires attirent de plus en plus d’institutions patrimoniales, comme le musée des Beaux-Arts de Lyon, le Musée des Augustins de Toulouse ou la bibliothèque numérique Europeana. Même si leur propre activité est encore souvent verticale, leur présence sur ces plateformes atteste une certaine reconnaissance de la valeur culturelle des échanges qui s’y jouent. Après avoir longtemps ignoré la dimension mémorielle des réseaux, les fournisseurs de services ont perçu cette aspiration à mémoriser et recomposer nos traces au sein d’espaces dédiés. De 1000memories à 109Lab et de memory-life à Memolane, se sont multipliées les applications prétendant « transformer la mémoire numérique en souvenirs »7 par assemblage, organisation et partage des traces. Simples boîtes à souvenirs, frises chronologiques à parcourir ou régies permettant de gérer toute la chaîne de traçabilité, depuis la numérisation jusqu’à la scénarisation, les fonctions proposées sont variables. La finalité en revanche est la même : recycler les données disséminées sur le réseau et assurer une maintenance mémorielle par socialisation des traces. Ces services n’atteignent cependant pas toujours l’objectif affiché, du fait qu’ils automatisent ce que les individus aspirent justement à faire d’eux-mêmes. Réintroduisant le traitement algorithmique dans l’agrégation des traces, les souvenirs qu’ils produisent sont par définition artificiels et déconnectés de tout contexte. Ce n’est que lorsqu’elles demandent une véritable pratique de montage de la part des utilisateurs que ces applications jouent pleinement le rôle de mnémotechnies.

Médiations

En se rationalisant, le recyclage des traces modifie peu à peu les modalités d’accès à l’information. À la saisie d’une url ou d’une requête dans un moteur de recherche, se substitue un « monitoring de l’information » (Diallo, 2011), où le paramétrage des outils d’agrégation tient lieu de filtre d’accès. Promu au rang de modèle exclusif, ce monitoring risque d’entraîner une contraction des horizons informationnels aux dimensions des univers individuels. Rivalisant les uns avec les autres pour proposer l’information la plus personnalisée, les fournisseurs de services vont toujours plus loin dans l’analyse automatique de nos parcours de vie. Ajustant les modes de recherche, de navigation et de partage au profil de l’utilisateur, ils l’enferment progressivement dans sa propre traçabilité. Insensiblement, nous prenons l’habitude de tout traiter à l’intérieur d’environnements taillés sur mesure par des filtres algorithmiques. « Les images sous le verre ne sont pas nécessairement des fenêtres vers la connaissance universelle, mais plutôt de simples hublots donnant sur notre propre bulle digitale » (Kaplan, 2011). Après l’aliénation par déliaison, le recyclage des traces fait donc peser la menace d’une « épuration identitaire » des communications numériques : ce n’est plus le sujet qui s’adapte au milieu, mais le milieu qui se configure en fonction de l’historique du sujet. L’individu se voit ainsi condamné à évoluer dans un « monde propre » (Bougnoux, 1995) de plus en plus clos : il n’est plus virtuellement relié à la totalité du réseau. Typiquement, le développement du social search va dans le sens de cette contraction des « distances informationnelles » (Rieder, 2010). Filtrant les résultats en fonction des données associées au compte de l’utilisateur dans l’ensemble des services où il est actif (Gmail, Google Docs, Groups, Picasa, Maps, Reader, etc.), Google ne remonte pas la même réponse à tous les usagers. Ne cherchant plus que dans ses propres traces et celles de son graphe social, l’internaute voit ses opportunités heuristiques se réduire aux contenus classés comme compatibles. S’il gagne en pertinence, il perd en revanche en probabilité d’être confronté à des formes d’altérité qui constitueraient un risque intellectuel ou relationnel.

Dans les plateformes de collecte ou de curation, l’enjeu est donc bien de reprendre la main sur l’organisation des distances et des proximités. Plus le degré d’éditorialisation, de montage et de création est élevé, plus les voisinages obéissent à d’autres logiques que celles des algorithmes affinitaires. Se réapproprier ses traces, c’est passer d’une traçabilité des personnes à une traçabilité des contenus, en restaurant la diversité des manières de relier : ordre alphabétique, hiérarchie, filiation, thème, chronologie, projet, préférence, hasard… C’est à ce prix que sera maintenue la possibilité d’un espace commun, ouvert et non programmable.

Plutôt que de restreindre ou protéger ses données, l’internaute a donc intérêt à faire trace, c’est- à-dire à inscrire ses empreintes dans une communauté, un contexte et une temporalité. Pour s’affranchir de l’algorithmie profilaire qui cloisonne les univers informationnels, la traçabilité doit être reconnectée à des collectifs mémoriels. Un temps suspendue par la promesse d’immédiation des services numériques, la question de la médiation revient ainsi au premier plan. Face à la massification des données personnelles, l’usager a besoin de « bibliothécaires de soi » pour l’aider à entrer vivant dans l’archive et développer une nouvelle « science de la mémoire » (Martel, 2011). Le détour par un médiateur n’a pas ici pour but d’augmenter la rentabilité des traces, mais d’accompagner leur assimilation culturelle. L’enjeu est de résister à la privatisation des mémoires, en recourant à des agents de dépersonnalisation, garants d’une meilleure transparence dans le traitement de nos données.

Des initiatives individuelles aux politiques institutionnelles, ces médiations peuvent prendre différentes formes. Les artistes et les écrivains sont logiquement les premiers à avoir proposé des dispositifs pour transformer la traçabilité en acte mémoriel. Dans My Google Search history8 , Albertine Meunier fait par exemple de l’archivage intégral de ses requêtes depuis 2006 le principe d’une autobiographie baroque où le miroitement écrit, sonore et numérique des traces devient l’œuvre d’une vie. Cécile Portier organise quant à elle des ateliers9 où elle accompagne des adolescents dans la transformation des traces en fictions. Jouant des inventaires, des graphes, des données identitaires ou de géolocalisation, elle fait de la traçabilité numérique la matière première et le champ d’une écriture. Transposée dans le registre de l’invention, l’indexation des individus devient alors libératrice, à la fois source de récalcitrance et d’intelligence.

Une autre forme de réappropriation consiste à intégrer les traces d’usage dans des programmes de redocumentarisation de portée patrimoniale. Le projet PhotosNormandie initié par Patrick Peccatte et Michel Le Querrec constitue l’exemple le plus abouti de cette coopération entre mémoires individuelles et collectives. Basée sur le principe de l’indexation collaborative, l’initiative consiste à recourir au réseau social Flickr pour documenter un fonds d’images d’archives relevant de l’histoire commune. L’intelligence des traces vient ici de l’articulation de degrés d’expertise divers. Programmateurs, iconographes, archivistes, historiens ou simples témoins, le projet permet à des compétences complémentaires de converger vers une même production de savoir. Utilisant toutes les ressources disponibles (ouvrages, magazines, forums spécialisés, moteurs de recherche d’images, plateformes de partage de vidéos, folksonomies), le collectif permet de repenser la traçabilité comme moyen de connaissance. Pourtant sollicitées, les collectivités territoriales n’ont malheureusement pas participé à cette entreprise. C’est le signe d’une absence de maturité des pouvoirs publics sur ces questions, dont on peut espérer qu’elle sera progressivement corrigée par le renouvellement des personnels et l’ouverture croissante des administrations aux logiques de réseau. D’autres projets témoignent d’ailleurs de la disposition d’un nombre toujours plus grand d’institutions culturelles à investir le web comme outil de transmission du patrimoine. C’est notamment le cas du programme The Commons10 initié par la Bibliothèque du Congrès, du Steve Project11 associant différents musées américains et d’un certain nombre de photothèques départementales recourant au croudsourcing pour compléter l’indexation de leur fonds.

À un niveau supérieur, le dépôt légal du Web, désormais opérationnel dans plusieurs pays, engage les communautés nationales dans des programmes de patrimonialisation des flux. Traitées comme ressources scientifiques et comme bien commun, les données embarquées dans les contenus archivés échappent alors aux stratégies de traçage où elles étaient prises. À l’Ina, l’indexation full text des sites sans ranking « assure [ainsi] une neutralité des réponses et, par là même, offre une garantie au chercheur en même temps qu’un contrepoids à la substitution de la mémoire collective par les monopoles industriels du Web mondial » (Mussou, 2012). Attestée, datée et temporellement navigable, l’archive renvoie à l’utilisateur une autre image du Web : la Toile n’est plus une surface sous laquelle opèrent d’invisibles corrélations entre des traces sans mémoire, mais le produit d’une écriture dans le temps, qu’il est possible de remonter, d’observer et d’étudier. Les choix tant techniques que documentaires ou ergonomiques visent en effet à « coller au plus près à la fréquence de mise à jour des pages, ajuster à la taille des sites les profondeurs de collecte par les robots, assurer une veille permanente pour suivre l’apparition des contenus, leur évolution, ou même anticiper leur disparition » (Mussou).

Dans toutes ces opérations, le passage des traces individuelles au patrimoine concourt à la formation d’une compétence numérique qui est aussi une littératie mémorielle. La médiation des bibliothèques, musées ou archives institutionnelles apporte la garantie d’une traçabilité ouverte, durable, collective. Combinant science des métadonnées, politique culturelle et présence numérique, ces hybridations de données personnelles et publiques substituent aux profils des savoirs incorporés. Ceux-ci ne sauraient cependant se construire du dehors ou verticalement. Pour être efficiente, cette mémoire des traces a besoin de se greffer sur des arts de faire et des bases communes. Or, usages et représentations du Web peinent encore à se départir d’une utilisation purement individualiste et consumériste. Si une politique mémorielle du numérique n’investit pas massivement tous les lieux de médiation, à commencer par l’école, les efforts pionniers de quelques institutions culturelles n’y suffiront pas. À ce jour, l’immobilisme craintif des programmes et des règlements, relayé par l’hypocrisie des mass media, empêche de recentrer l’apprentissage de la lecture et de l’écriture autour de cette culture des traces. Si la méfiance ou l’inquiétude prédominent encore, un nombre croissants de cadres et d’enseignants manifestent toutefois le désir de développer une telle intelligence. Gageons que les élèves, de toute façon, les y obligeront…

Anticipations

Traces désaffectées, adoptées ou médiées, la réappropriation mémorielle appelle toujours une différance : on ne passe pas directement des empreintes à la mémoire par mashups ou API. La traçabilité doit en ce sens être repensée de manière graduée, en fonction des degrés de partage et de contribution. En bas de l’échelle, aux indices d’attention et de navigation traités par les algorithmes correspond une traçabilité aveugle que l’utilisateur ne peut contrôler. À l’échelon supérieur, ses activités de connexion et de recommandation fabriquent une traçabilité concédée ou négociée, qui peut relever d’une forme d’intelligence tactique. Enfin, la redocumentarisation collective des traces, réinvesties comme mémoire, met en œuvre une traçabilité assumée et habitée. D’un degré à l’autre, il ne s’agit pas seulement de passer de la consommation à la participation, mais aussi d’une modalité mémorielle à une autre : d’abord simple stockage des données, l’enregistrement des traces gagne ensuite une dimension éditoriale, puis documentaire et patrimoniale. Des indices trahissant une présence individuelle, on débouche sur une nouvelle forme de traces mnésiques, prothèses pour une réflexivité de la communauté.

Le défi consiste à se donner les moyens de regagner une expertise mémorielle aujourd’hui accaparée par quelques firmes, dont l’intérêt est de confiner l’usage dans le présent perpétuel de la consommation. « Une mémoire dont nous reprendrions le contrôle devrait être avant tout exportable, et donc s’inscrire dans un format standardisé ouvert. Elle devrait être indépendante des systèmes et des outils, et pouvoir s’étendre à l’ensemble de nos activités. Elle devrait être protégeable, interrogeable, configurable et archivable. Son usage ne devrait pas être réservé à des spécialistes de la gestion de l’information, mais aussi accessible que Facebook ou Google » (Gunthert, 2012). Pour que puisse s’exercer une telle compétence, plutôt qu’exhorter l’utilisateur à protéger ses données apprenons-lui à leur affecter des finalités en fonction de ses attentes et des intérêts de sa communauté.

Les formes d’intrusion et de déliaison qu’on a signalées s’inscrivent dans une logique probabiliste, où le traitement des données vise à prédire le comportement des utilisateurs. Appuyée par le formalisme du Web sémantique, la raison algorithmique cherche à exclure toute incertitude, en calculant les variantes et en apportant une réponse avant même que soit formulée la question. Dans cet univers de probabilités, l’individu voit ses désirs devancés, mais il ne dispose plus du moindre espace où exercer une liberté. Le droit de se retirer, d’oublier, d’inventer ou de bifurquer lui est contesté. Quant au corps politique, il est privé de toute action et de toute volonté par le désamorçage des possibles sursauts de l’histoire.

À cette anticipation statistique des manières d’agir, nous devons donc opposer une anticipation réflexive, où c’est le sujet qui projette l’exploitation de ses traces. Le fonctionnement même de la traçabilité numérique incite à passer ainsi d’une gestion du passé à une gestion de l’avenir. On l’a vu, la documentation des individus comme des contenus n’est plus une couche secondaire qui s’ajoute à des formes stabilisées, mais une fonction qui s’exerce à la volée, dès la publication. Développer une compétence numérique revient donc de plus en plus à anticiper le devenir trace de sa présence en ligne. Pour y parvenir, usagers, fournisseurs de service et acteurs économiques ont besoin que soient mis en place des dispositifs non contraignants, facilitant la circulation des données tout en limitant les formes d’expropriation. C’est dans cet esprit que nous proposons, sur le modèle des licences Creative commons, un système d’identity commons. Déclinant les différents degrés de traçabilité, cet outil permettrait à l’utilisateur de flécher lui-même ses données en fonction du profit qu’il compte en tirer. Implémenté dans l’interface des navigateurs ou des applications sous forme d’une signalétique, ce dispositif n’impliquerait pas une transformation en profondeur des processus d’inscription. Le principe n’est pas de verrouiller l’exploitation des traces, mais d’en restaurer l’intelligence en incitant les acteurs à respecter certains principes de proportionnalité. Dans un esprit similaire, les licences imaginées par Thomas Saint-Aubin, sous le nom de Design your privacy, proposent un référentiel de permissions et de contraintes destiné à s’insérer dans un cadre juridique européen renouvelé. L’objectif est ici de « permettre à l’individu de définir les politiques d’accès, de diffusion et de réutilisation de ses données personnelles, avec des déclinaisons selon que ces données sont disponibles en stock (permettant le téléchargement des données) ou en flux (permettant l’utilisation via une API), et que ces données soient nominatives ou non » (Saint-Aubin, 2012).

On peut donc à ce stade tenter de décrire la répartition des tâches qui reviendraient respectivement aux usagers, aux prestataires de services et aux institutions pour garantir une assimilation culturelle de la traçabilité. Aux utilisateurs, revient la responsabilité de déployer des formes de réflexivité équivalant à écrire ses traces, avec tout ce que cela implique de partage, de mémoire et de jeu. Aux intermédiaires – marchands ou non marchands –, revient la charge de faire évoluer l’offre servicielle et l’interfaçage des traces vers des dispositifs autorisant anticipation et mémorisation plus que protection ou exhibition. Aux médiateurs institutionnels enfin, revient la mission de mettre en œuvre des politiques de dépersonnalisation et de mise en commun des traces au sein d’espaces publics de mémoire et de savoir. Dans chacun de ces registres, des avancées non négligeables ont déjà été effectuées, mais il reste à les articuler au sein d’une même ambition, aussi bien sociétale que stratégique ou scientifique.

 

À l’heure où l’ouverture des données devient une dynamique économique et politique, l’exploitation des empreintes laissées par les utilisateurs ne peut plus se cantonner dans des logiques de surveillance et de profilage. Sans cesser d’être des ressources essentielles au commerce et à la sociabilité en réseau, les données personnalisées doivent trouver leur place dans un nouvel écosystème de services et un nouveau contrat social. Appelées à alimenter des agencements collectifs d’énonciation, et plus uniquement des combinaisons algorithmiques d’indices, elles ont besoin que soient mises en place des prothèses mémorielles adaptées à l’hybridation des espaces et la fluidité des échanges. Dans cette perspective, l’identité numérique ne doit plus être pensée comme agrégat de traces calculées, mais comme présence. Ni stock, ni calcul, la présence se déploie dans le temps : elle est imprévisible et fondamentalement sociale. Elle s’adosse à une compétence, qui n’est autre que la capacité à convertir les logiques de traçage en logiques d’intégration, de transmission et d’innovation. À travers les principes d’adoption, de médiation et d’anticipation, on a tenté d’indiquer quelques-unes des directions que peut prendre cette réappropriation de nos traces. Reste à généraliser et institutionnaliser ces pratiques encore expérimentales, si l’on veut que l’environnement numérique nourrisse un nouvel humanisme.

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Stiegler B. (s.d.). Article « Individuation », glossaire d’Ars Industrialis, http://arsindustrialis.org/individuation

  1. http://www.bis.gov.uk/news/topstories/2011/nov/midata 

  2. http://fing.org/?-MesInfos-les-donnees-personnelles- 

  3. http://forrester.typepad.com/groundswell/2007/04/forresters_new_.html/ 

  4. Voir J.L. Borgès, « Funes ou la mémoire », Fictions, 

  5. Les résultats de cette expérience ont été publiés par Jim Gemmel et Gordon Bell dans Total Recall (trad. Flammarion 2011). 

  6. Voir le « kit citoyen anti-surveillance » imaginé par Geoffrey Dorne (http://graphism.fr/prsentation-de-hacking-citoyen-le-1er-juin-paris). 

  7. Accroche de 109lab, http://www.109lab.com/. 

  8. http://www.albertinemeunier.net/google_search_history/ 

  9. Projet Traque traces, http://petiteracine.net/traquetraces/node/137 

  10. http://www.flickr.com/commons 

  11. Guggenheim Museum, Cleveland Museum of Art, Metropolitan Museum of Art, San Francisco Museum of Modern Art : http://www.steve.museum/