Entretien avec Gérard Wormser : revue et modèle épistémologique

Gérard Wormser participe à la réflexion sur la refonte du site de la revue à plusieurs titres : en tant que créateur de la revue et fin connaisseur de sa communauté. Mais aussi, en tant que savant ayant porté une attention toute particulière aux questions d’édition, d’édition scientifique, et de la chose publique en général. Il a notamment initié la piste conceptuelle de l’éditorialisation telle qu’elle s’est développée au sein du séminaire « Écritures numériques et éditorialisation », et s’inscrit toujours dans une dynamique communautaire et une éthique tout à fait unique dans le paysage de la recherche.

Épistémologie du support

Pour cette seconde discussion, nous nous sommes concentrés sur la question du statut des textes dans l’édition numérique. Sous-jacente à cette question, se trouve celle du modèle épistémologique de la science tel qu’il s’est centré autour de la publication et de la stabilisation du texte.

Cet état du texte acquiert un statut bien particulier de référence et devient objet d’étude pour la communauté. Ce modèle classique est ainsi fondé sur une rupture radicale entre la production du texte et sa publication. À gros traits, la production comprend l’élaboration par un ou plusieurs auteurs, l’évaluation par les pairs, et la suite du processus d’édition jusqu’à la publication. Une fois publié, le texte entre dans une nouvelle phase de vie, au cours de laquelle il est lu, cité, étudié.

Ce modèle épistémologique, entièrement fondé sur le support papier et l’industrie de l’imprimerie, reste au cœur du fonctionnement de la science, et ce depuis que les revues scientifiques existent.

Ainsi, l’adoption native du support numérique comme mode de publication d’une revue soulève nécessairement la question d’un modèle épistémologique propre au support numérique.

Texte liquide

Une des propriétés du support numérique étant notamment l’instabilité intrinsèque du texte, peut-on envisager un modèle épistémologique embrassant pleinement la liquidité du texte, dont chaque version pourrait être stockée, tracée, publiée, discutée ?

Plusieurs initiatives existent et vont dans ce sens, à des stades plus ou moins expérimentaux et explorant différentes pistes, notamment celle de l’évaluation ouverte et continue, ou encore un Journal scientifique libre sur plateforme wiki.

Ces initiatives mettent en œuvre des technologies de publication permettant justement de gérer à la fois le texte liquide, son versionning (le traçage de ses différents états et statuts), et même sa discussion. C’est bien sûr le cas du wiki qui ouvre l’accès à toutes les versions antérieures du texte. C’est aussi le cas de la blockchain, conçue pour assurer la comptabilité des écritures et de leurs auteurs (machines et humains). C’est encore le cas de Git ou de Github, avec un protocole de contribution encore différent et sur lesquels émergent plusieurs dispositifs d’écriture collaborative.

Socle commun

Pour Gérard W., à l’état liquide ou solide, tout texte doit être considéré comme un état provisoire de sa recherche, elle-même en transformation permanente. Malgré la pertinence de cette remarque, la publication dans le modèle classique, c’est-à-dire la mise en public d’un écrit, engage véritablement son auteur dans un rapport à l’autre, dans un positionnement intellectuel et politique bien particulier. Le texte liquide, c’est-à-dire le texte agencé à un dispositif d’édition continue, perd en quelque sorte une part de cet engagement, ou plus exactement diminue la force de cet engagement. De déclaration, le texte liquide devient proposition. Proposition modifiable, remplaçable, jetable.

Ce que le texte liquide vient ainsi disrupter, c’est la référence et tout le système bibliographique qui s’est mis en place pour l’institutionnaliser. Or cette référence et son institutionnalisation sont les conditions du partage d’un socle commun de connaissances au sein d’une communauté de savoir. La possibilité de s’y référer procure au texte stabilisé une autorité et une authenticité nécessaires à une réflexion commune.

C’est ainsi que notre entretien avec Gérard W. nous a malgré tout conforté dans la nécessité (encore) d’un modèle épistémologique fondé sur une version stabilisée du texte, notamment dans un paysage institutionnel encore réticent à prendre en compte « les états du texte », jusqu’à la disparition du texte.

Il est urgent que l’institution académique s’empare de la question et pense de nouveaux modèles d’écriture et de lecture, pour regagner du terrain sur les modèles imposés par les GAFAM.

Choix technique ?

Actuellement, la refonte de la revue Sens Public fait un choix technique très structurant sur cette question. Le site est en effet généré sur une archive XML des articles cristallisés. Cette archive est l’aboutissement du processus de production d’une ressource destinée à faire référence. Cette ressource sera accessible en tant que telle, mais aussi dans différents formats générés à la volée, soit par le site lui-même dans une version HTML, soit dans des versions PDF, EPUB ou tout autre format pertinent pour sa circulation (on peut par exemple penser à une exposition du texte à travers un triple-store RDF).

Cette archive XML introduit une rupture importante dans la chaine éditoriale continue à l’origine du projet. Un tel format pivot entre la production et la publication inscrit la refonte de la revue dans le modèle épistémologique classique, dont il faudra malgré tout s’émanciper d’une autre manière.

Il est intéressant de noter que ce choix a été largement motivé par des enjeux institutionnels (et donc de financement de la revue), imposant une forme stabilisée de référence, mais imposant également le choix du schéma de descriptions des articles, sur lequel il faudra bien entendu revenir bientôt.