Support numérique et modèle épistémologique

Je publie ici le texte de ma communication présentant le “1er champ”, constitutif d’un futur dossier de synthèse. Le texte a été présenté le 14 mars devant les étudiants du forum doctoral. Il tente de tracer un fil conducteur entre support, dispositif, institutions du savoir et finalement modèle épistémologique. Il n’explore bien évidemment pas tous les aspects de chacun de ces concepts, et ne fait que lancer des pistes. Il tisse par contre un parcours logique à partir duquel je perçois bien les développements à faire.

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Je voudrais aborder cette présentation de front en posant de suite la question qui me tiraille, question beaucoup trop vaste mais tout à fait essentielle. Nos supports de travail, c’est-à-dire notamment pour les humanités, nos supports de lecture et nos supports d’écriture sont devenus essentiellement numériques. Or l’histoire longue de l’écriture, qui est aussi celle des supports, nous montre que tout changement de propriétés des supports induisent un changement des modalités d’écriture, de lecture, et finalement une évolution des modes de penser. La question est donc la suivante, comment le support numérique vient modifier les modalités de la lecture, de l’écriture et finalement de la pensée ? Quelles sont les caractéristiques du support numérique, et comment rentrent-elles en contrainte, en dialogue avec l’esprit, comment s’articulent-elles avec l’interprétation ? Vous comprenez qu’au-delà de cette question épistémologique, anthropologique voire pour certain philosophique, se joue un nouvel humanisme.

Après avoir posé ainsi la question de manière frontale, je dois bien entendu prendre des chemins détournés pour sereinement l’aborder. D’une part parce qu’elle est trop vaste, trop importante, et d’autre part parce je peux m’appuyer sur une littérature déjà abondante sur le sujet. Ici, notons cet aspect inédit de l’Histoire, l’Homme,en tant qu’être pensant, assiste en direct à un tournant majeur de son histoire peut-être même de son essence. Sans le comprendre tout à fait, sans qu’il soit même achevé, le tournant numérique est déjà observé, critiqué, conceptualisé. Ce que j’entreprends ainsi est un projet critique partagé par de nombreux chercheurs, et pour ce faire, j’adopterai la position toute pragmatique de Bruno Bachimont pour qui :

«Il ne convient pas de se lamenter d’une éventuelle régression, ni de se réjouir d’un hypothétique progrès, mais plutôt de se doter des concepts permettant de penser le numérique.»

Mon chemin détourné pour aujourd’hui empreinte un parcours relativement simple : je parlerai un peu du cadre théorique et historique, je développerai ensuite ma problématique, puis j’illustrerai la problématique à travers un projet pratique, dans l’idée aussi d’introduire cette démarche de recherche-action, ou création. J’entreprend en effet dans la thèse un volet expérimental consistant en la conception et réalisation d’un dispositif numérique. Cette mise en tension entre pratique et théorie, relève d’une approche récursive et réflexive, héritière des principes qui régissent Internet, le web, et ses applications.

Support

Pour commencer, quel est le rapport entre le support et la pensée ? C’est l’anthropologue Jack Goody qui a le plus contribué à définir ce lien étroit qui accompagne toute l’histoire de l’écriture. L’apparition de l’écriture marque la sortie de l’humanité de la pré-histoire, et son entrée dans l’Histoire. Cette histoire est aussi celle des supports d’écriture. De l’oralité à l’écriture, il s’agit toujours de l’extériorisation de la pensée, mais l’extériorisation change de nature. La parole, linéaire et sonore, laisse la place à une nouvelle médiation, l’inscription, spatiale et visible. L’air comme support éphémère de la parole laisse la place à diverses matières tangibles et pérennes : l’argile, la pierre, le papyrus, le parchemin, le papier. La pensée passe du trio voix-parole-air au trio inscription-geste-support. Bien sûr, on connait bien l’apport d’une mémoire pérenne, capable de traverser la vie d’un homme, de traverser les générations, et même les civilisations. Mais c’est davantage l’impact sur la raison qui nous intéresse. Ce qu’a montré Goody, c’est que les cultures dotées de l’écriture raisonnent différemment des cultures orales. L’écriture donne à voir, là où la parole donne à écouter. Le support d’écriture est bi-dimensionnel, il est spatial et permet une synthèse visuelle du contenu inscrit, permettant de repérer des rapports et des propriétés indécelables dans la temporalité linéaire de la parole. Pour reprendre Goody : “ce qui est dispersé dans le temps devient contigu dans l’espace” Il s’agit de délinéariser le discours, de permettre son découpage en unités juxtaposables. L’écriture et le support d’inscription propose alors à l’esprit «des configurations synthétiques nouvelles permettant de constituer de nouveaux concepts» (Bachimont, 2000). Autrement dit, l’esprit ne trouve pas dans le support une simple mémoire, mais aussi une réflexion. Le support réfléchit, au sens où il apporte à l’esprit une capacité réflexive. Goody identifie trois propriétés issue de l’écriture : la liste, le tableau et la formule. Il appelle le mode de penser qui en découle la raison graphique. Sur les traces de Goody, livré ici très rapidement comme un teaser, Bachimont fait une analyse du numérique comme support d’écriture (et de lecture), qu’il met au regard des supports d’écriture pré-numérique. Il identifie pour sa part trois propriétés : le programme, le réseau, la couche. Bachimont appelle le mode de penser qui en découle, la raison computationnelle.

La question que j’aimerais poser, si le support pré-numérique réfléchit, le support numérique pense-t-il ?

Modèle épistémologique

Outre la question anthropologique liée à l’écriture, un autre angle d’attaque permet d’appréhender ma problématique. La connaissance et la science moderne repose sur un certain modèle épistémologique bien rôdé, reposant dans l’ordre sur l’écriture, l’imprimerie, le papier, le livre, et plus spécifiquement pour la recherche, la revue. Ces artefacts sont eux-même étroitement liés à des institutions, spécialisées dans la sauvegarde, la digestion et la transmission des connaissances. Impossible ici de les prendre une à une dans l’ordre, et si j’ai démarré de manière très ambitieuse avec l’écriture, c’est que le point d’entrée était inévitable.

Culture de l’écrit

Je tente une plongée plus spécifique, toujours dans l’idée d’éclairer ma problématique et peut-être de lui donner des points d’appui. Roger Chartier est historien du livre et spécialiste de l’antiquité. Il découvre que la culture de l’écrit qui est encore la notre naît au sein de la bibliothèque d’Alexandrie. D’autres bibliothèques plus anciennes existent, plus à l’Est, mais c’est à Alexandrie que l’on retrouve les premiers vestiges d’une véritable culture de l’écrit, c’est-à-dire du travail intellectuel basé sur l’écriture. Il s’agit alors à l’époque de l’accumulation systématiques des savoirs, leur traduction systématique dans une langue unique, le grec, la compilation de ces savoirs avec des pratiques naissantes d’indexation, de catalogage, de taxinomie, d’annotation, et finalement d’interprétation, et de créations de nouveaux savoirs. Ce sont les prémisces irréversibles d’une culture de l’écrit qui se transmettra ensuite à travers les siècles via la culture arabe, la culture latine, dont hérite la renaissance italienne.

Codex

A nouveau, l’histoire des connaissances humaines est étroitement liée aux dynasties qui les ordonnent et aux institutions qui les régissent. Un des jalons majeurs de cette histoire réside pour Roger Chartier dans l’adoption progressive du codex, le livre tel qu’on le connait aujourd’hui, évinçant le volumen. Avec le codex, le support achève sa délinéarisation de la pensée, amplifie ses propriétés spatiales, multiplie les repères dans le texte, fluidifie sa navigation. Chartier considère ainsi cette technique nouvelle comme beaucoup plus disruptive que l’apparition de l’imprimerie, qui est certes une transformation des modalités de production et ainsi une révolution de la diffusion et de la circulation du savoir, mais qui n’est pas une révolution de forme ou de support comme l’a été le passage du volumen au codex : c’est-à-dire une révolution des modes d’organisation et de structuration du support de l’écrit.

Chartier préfère donc comparer la révolution du support numérique avec le seul précédent historique : la substitution du codex au volumen et la conquête d’une nouvelle liberté : liberté de la main, du geste, liberté de lire et d’écrire en même temps, de passer facilement d’un livre à l’autre, d’une page à l’autre. Chartier nous invite alors à identifier les nouvelles libertés offertes par le support numérique. A nouveau en guise de teaser, il entrevoit par exemple la manipulabilité du support et la fluidité de son inscription, au point de brouiller la distinction des rôles entre auteur et lecteur. Une piste à suivre parmi d’autre.

Support numérique

A ce stade, il faudrait définir ce qu’on entend par numérique, et plus particulièrement ce qu’on entend par support numérique.

Calculabilité

Le support numérique de lecture et d’écriture n’est pas définit par le carré de l’écran à travers lequel un texte nous est donné à lire, ou par le clavier grâce auquel un texte s’écrit. Le support numérique suppose une inscription numérique dont la nature est avant tout informatique. Les écritures en deviennent ainsi calculable, c’est-à-dire manipulable ; calculée, c’est-à-dire interprêtée par la machine, et finalement programmative ou performative. Le support numérique introduit donc une médiation tout à fait réelle et matérielle, mobilisant une infrastrusture à la fois matérielle et logicielle, les deux s’imbriquant d’ailleurs mutuellement puisque même les composants électroniques intègrent des procédures précablées, soit des logiciels.

Réseau

Autre caractéristique du support numérique : l’interconnexion permise par une série de protocoles de communication successifs. Cette succession de protocoles consiste en fait en une encapsulation des couches sémantiques “données à lire”, qui sont encodées dans des couches logicielles puis des couches matérielles.

Alexander Galloway fait une analyse politique très fine de ces protocoles qui gouvernent l’ensemble de l’informatique et des communications en réseau. Son ouvrage “Protocols” invoque Foucault et Deleuze, et avance que les différents protocoles à l’œuvre sont ce qui permet au contrôle d’exister dans un environnement distribué. Je ne développe ici sa pensée, mais je voudrais reprendre cette idée du protocole comme gouvernant l’architecture de l’architecture des objets qui composent le réseau. Toujours avec ce principe de récursivité qui va si bien au numérique.

Ce qui est intéressant est la tension entre l’extrême standardisation, condition sine qua none d’une adoption universelle, et l’extrême diversité des dispositifs, permis par les protocoles et leurs mécanismes primitifs.

Je m’intéresse à cette relation particulière entre support et dispositifs, avec l’hypothèse que le caractère déterministe du support, tel que le montre Galloway dans son analyse des protocoles, peut être compensé par les dispositifs, dans leur conception, leur design, c’est-à-dire en fait par la part de politique qu’ils véhiculent.

Ce que le numérique fait au support, il le fait aussi au dispositif. La mise en réseau et la calculabilité du support rend le dispositif environnemental. C’est ce qui me fait penser que ce qu’on appelle communément “le numérique”, est la contraction et la substantivation de ce qu’on peut désigner plus précisément par “le support numérique”. Tout ce qui est numérique relève du même substantif, le numérique. La réciprocité de ce glissement sémantique fonctionne pour le dispositif, quand Louise Merzeau le pense comme adjectif pour marquer son caractère diffus et environnemental. S’il était féminin, le dispositif serait dispositive. J’ai publié pour ma part dans un article récent l’application de cette approche dispositive sur un corpus littéraire collaboratif, approche particulièrement opérante pour mettre en évidence les dynamiques d’autorité à l’œuvre dans un dispositif transmédia d’écriture collaborative.

Avec la mutation du support d’écriture et de lecture, c’est la question de l’évolution du modèle épistémologique qui est posé. Comme on l’a vu, le modèle épistémologique est définit par les institutions de savoir, par les dispositifs et les techniques intellectuelles qu’elles mettent place, et par le supports d’inscription, définissant tout ensemble les modalités de la production et de la circulation du savoir.

Recherche action/création

Pour finir, j’aimerais illustrer ces réflexions très générales par les questions que pose le projet en cours de refonte de la revue Sens Public, une revue nativement numérique. Cette refonte articule plusieurs chantiers en dialogue : un chantier technique, un chantier éditorial, un chantier épistémologique, un chantier politique enfin, tant l’exploration de nouveaux modèles épistémologiques pour les revues savantes supposent un engagement politique.

Je m’arrêterai sur une seule des multiples questions que le projet soulève : la question du statut des textes dans le processus d’édition numérique. Le modèle épistémologique de la revue et de la science en général repose en effet sur une rupture radicale entre la production du texte (son processus d’écriture) et sa publication. Le modèle d’élaboration des connaissances est ainsi entièrement tourné vers la stabilisation du texte pour publication. Ce que permet la stabilité, c’est la référence et tout le système bibliographique qui s’est mis en place pour l’institutionnaliser. En effet cette référence et son institutionnalisation sont les conditions du partage d’un socle commun de connaissances au sein d’une communauté de savoir. La possibilité de s’y référer procure au texte une autorité et une authenticité nécessaires à une réflexion commune.

Or la calculabilité du support numérique confère au texte une instabilité intrinsèque, une liquidité nouvelle tout à fait disruptive vis-à-vis du modèle épistémologique traditionnel. Dans ce modèle, le texte liquide est ingérable, la référence impossible, l’autorité diffuse. Pourtant les dispositifs de publication récents permettent justement de gérer à la fois le texte liquide, le traçage de ses différents états et statuts, c’est-à-dire leurs références, et même la collaboration multi-auteur sur un même texte. Ils permettraient donc dans le principe d’envisager un modèle épistémologique fondé non pas sur la stabilité du texte mais sur sa liquidité.

Je ne me prononcerai pas ici sur cette question, mais j’espère avoir illustré par une question très précise en quoi le support numérique vient bouleverser notre manière de faire de la recherche, d’écrire, de lire et finalement de penser.

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