Projet et problématique de thèse
Avertissement: ce texte constitue le “premier champ” du dossier de synthèse en préparation de l’examen de synthèse (novembre 2017). Il développe mon sujet de thèse, présente sa problématique ainsi que ses axes théoriques et pratiques.
Dispositifs d’éditorialisation en environnement numérique1
Vers un renouvellement des pratiques d’écriture et de lecture en lettres et sciences humaines ?
Introduction : vers une épistémé numérique ?
En quelques dizaines d'années, les pratiques de lecture et d'écriture des chercheurs se sont progressivement installées dans l'environnement numérique, au point que ce nouvel environnement de travail s'est pratiquement substitué au support papier dans le quotidien des chercheurs. L'histoire longue de l'écriture, qui est aussi celle de ses supports, nous montre que tout changement de propriété du support d'inscription induit un changement des modalités d'écriture, de lecture et finalement une évolution dans les modes de pensée (Goody 1979; Jacob 2014) et formation des savoirs.
Face à ce nouvel environnement, certaines institutions du savoir ont amorcé des adaptations conséquentes. Du côté des institutions para-académiques d'édition et de diffusion de la production scientifique, les éditeurs scientifiques, les librairies et les bibliothèques universitaires ont mis en route plusieurs chantiers dans le sens d'une plus grande accessibilité aux connaissances. Dans la continuité de l'informatisation des catalogues de bibliothèque, de la numérisation des imprimés ou encore de l'adoption de formats numériques standardisés, le mouvement de l'Open Access a pu se développer et gagner progressivement un terrain technologiquement plus favorable. Pourtant, si ces mesures ont su améliorer l'accès et la diffusion, elles restent encore de l'ordre de l'ajustement au regard d'une part des potentialités réelles de l'environnement numérique1, et d'autre part, des pratiques émergentes de la communauté académique.
Désintermédiation des institutions et nouveaux acteurs
En effet dans le même temps, de nouveaux acteurs se sont progressivement institués dans le champs de la production, de la légitimation et de la diffusion de contenus, en proposant des outils et appareils numériques d'écriture, d'édition et de publication susceptibles de supplanter les canaux institutionnels. Ces acteurs viennent directement du secteur privé et plus particulièrement de la Silicon Valley, dominante sur le marché des OS2, des logiciels et des algorithmes (Mounier et Dacos 2012; Vitali-Rosati 2016). Or, si les GAFAM3 ont pu fournir au monde un écosystème d'écriture, d'édition, de publication et de communication, c'est qu'elles ont pleinement exploité les potentialités du numérique, c’est-à-dire tout à la fois, celle du processeur comme technologie de calcul, du réseau comme technologie de communication, et du web comme technologie de publication.
Hybridation des pratiques
Le monde académique a largement adopté cet écosystème dans ses pratiques scientifiques, que ce soit pour la recherche d'information et de contenu scientifiques (Google Search, Google Scholar), la consultation de ces contenus (tablettes sous IOS, Android, Windows, navigateurs Chrome, Safari), mais aussi pour la publication et la diffusion de ses travaux (réseaux sociaux spécialisés ResearchGate, Academia), ainsi que pour la communication (Gmail, Facebook) et la collaboration (Google Drive, Microsoft 360).
Les réseaux sociaux sont ainsi utilisés par les chercheurs pour communiquer sur leurs travaux, partager leur veille scientifique, commenter et annoter les travaux de pairs, voire pour nourrir quelques controverses. C'est aussi un moyen d'élargir son cercle d'échange et de s'ouvrir à des communautés non-académiques.4 Les blogs de chercheurs se sont également multipliés dans une démarche de publication continue des travaux et des réflexions d'un chercheur ou d'une équipe. Cette mise en circulation génère des cercles particulièrement vertueux tant pour la communication, la visibilité que pour la recherche elle-même (Blanchard 2010). Cette pratique tend d'ailleurs à s'institutionnaliser en sciences humaines avec la plateforme Hypothèses.org5 qui accueille essentiellement des carnets de recherche, des carnets de projets, des blogs de laboratoire, de chercheurs, de séminaire, et auxquels la BNF attribue un numéro ISBN6. Malgré tout, ces écrits ne constituent pas aux yeux de l'institution des connaissances certifiées, c'est-à-dire issues d'un processus de production soumis au jugement des pairs. La correspondance par mail et sur les listes de diffusions est un autre exemple d'écrits parfaitement intégrés au travail de recherche, mais relevant malgré tout d'une hybridation des pratiques des chercheurs, dont une large production échappe ainsi à l'institution.
Déphasage des artefacts académiques
Malgré ces pratiques de communication, les circuits de légitimation de l'institution académique reposent encore principalement sur les formes les plus traditionnelles de la publication et de la communication, à savoir : la monographie, la communication de colloque et de conférence, et bien entendu l'article publié en revue scientifique.
Ces artefacts académiques fonctionnent sur des chaînes de production et de certification largement héritées de l'ère pré-numérique dont certains préceptes techniques, juridiques et économiques continuent de déterminer les processus institutionnels. On peut y faire le constat d'un déphasage institutionnel entre les artefacts de communication académiques et la réalité des pratiques de communication. Processus et artefacts sont au cœur d'un modèle épistémologique ancien remontant aux fondements de la science moderne au 17ème et au 18ème siècle.
Or la transformation radicale du support d'écriture et de lecture vient bouleverser tant les processus que les artefacts, et in fine le modèle épistémologique. C'est dans ce contexte que je prendrai la revue scientifique comme objet d'étude, parce qu'elle est à la fois le dispositif institutionnel par excellence (au sens où les revues focalisent les formes de légitimation et de certification reconnues par les institutions académiques), mais aussi parce qu'elle reste un lieu d'innovation éditoriale. Ce dernier point me permet pour ma thèse de considérer la revue tout à la fois comme l'objet et le lieu de la réflexion7. En revisitant l'artefact et ses processus de fabrication et de légitimation, il m'est permis de questionner le rôle de l'institution académique dans ces processus, et plus largement de préfigurer les contours de cette épistémè numérique.
Problématique : réflexivité paradoxale de l'institution académique
Dans un tel contexte, la question qui est posée est celle du rôle des institutions de savoir sur la construction même de ce savoir.
En effet, le fait que les lieux et les formes de la controverse et du consensus échappent de plus en plus à cette institution nous questionne sur la nature et les lieux même du savoir. Entre le savoir autorisé et stabilisé dans les formes traditionnelles de l'édition scientifique, et les échanges non-institutionnalisés de communication et de collaboration propre à l'environnement numérique, on peut légitimement se demander si cette nouvelle fluidité dans les échanges n'a pas permis de gagner en richesse. Mais la question est en fait plus profonde : en abandonnant (aux GAFAM) la réflexion sur les supports et les techniques de l'écriture et de la lecture, au moment-même où les pratiques des chercheurs se transforment et s'adaptent au nouvel écosystème, l'institution s'écarte de sa mission première, à savoir de prendre autant soin de l'écrit de que de la chaîne de production de l'écrit.
Bien entendu, l'institution académique n'est pas complètement démissionnaire sur la construction de cet écosystème, dans la mesure où elle est partie prenante aux côtés de l'industrie d'un certain nombre d'instances décisionnaires sur l'innovation et l'évolution des protocoles et des formats qui régissent Internet et le web8. Pousser plus en avant la réflexion nous amènera d'ailleurs à mesurer combien la définition de ces protocoles et formats reste décisive.
Cependant, les retards accumulés en matière de production et d'édition laissent penser que, dans cette phase de transition où les modèles papier et numérique cohabitent et s'hybrident, l'institution ne cherche pas à réexaminer ses processus et souhaite conserver les formats traditionnels alors même que ceux-ci ralentissent les processus de production et de circulation des connaissances. En tentant de conserver un paradigme plus ancien, elle perd le moyen de poursuivre correctement sa mission.
Car les institutions en général existent par et pour les inscriptions qu'elles sont censées garantir : registres, rapports, mémoires, archives, catalogues, index, inventaires, nomenclatures, formulaires, etc. L'écrit est au cœur du fonctionnement de l'institution, c'est à la fois ce sur quoi elle repose (sa condition d'existence), et ce qu'elle certifie (sa raison d'être). À cela s'ajoute, pour l'institution scientifique, ce qu'elle étudie.
Là où certaines institutions trouvent leur stabilité et pérennité dans une nécessaire inertie vis-à-vis de ses écrits et inscriptions, l'institution académique a cette particularité de devoir adopter une position réflexive sur ses écrits, d'une part, mais aussi sur la chaîne de production de l'écrit, dont les processus contribuent à la légitimation.
Assumer cette réflexivité revient à consolider la légitimité des écrits et de l'institution elle-même. Au contraire, abandonner cette dernière préoccupation équivaut en quelque sorte à couper son cordon d'alimentation. En tant que garante des écrits et de l'écrit, elle ne peut légitimement exister que si elle accompagne les pratiques et les techniques d'écritures, les analyse, et en prescrit de nouvelles.
Plus que pour toute autre institution, la recherche sur la chaîne de production de l'écrit scientifique constitue ensemble sa mission, sa raison d'être et la condition de sa survie.
C'est ainsi, en tout cas, que nous considérerons l'institution, dans cette vision idéale et paradoxale d'une institution garante des écrits qu'elle assure en les stabilisant, les analysant et les interprétant, mais qui dans le même temps ne peut exister que dans la dynamique d'une remise en question de l'écrit, de sa chaîne de production et des techniques intellectuelles qui lui sont associées.
La réflexivité intrinsèque de cette démarche est nécessairement une mise en danger de l'institution, dans la mesure où elle se doit de constamment remettre en question ce qui la structure. C'est la condition pour ne pas confondre la conservation des écrits avec la conservation de l'écrit, autrement dit de ne pas confondre une approche conservatrice de protection jusqu'à l'enclosure des écrits et des techniques intellectuelles de l'écrit, et une vision basée sur le soin (« prendre soin »), le doute, la remise en cause, et tendue nécessairement vers l'évolution et l'innovation de l'écrit, de son milieu et de ses techniques.
Ce projet constitue donc pour l'institution un projet continu, autrement dit un champ de recherche, qui ne peut passer que par l'expérimentation et la conception de nouveaux processus de production. Confronté à l'introduction de l'informatique au prestigieux département de Lettres de l'ENS9, Eric Guichard considère l'expérimentation (dans son cas d'étude, la conception et l'édition d'un site web scientifique) comme le moyen de « rapprocher le document [l'écrit] des outils et méthodes qui en ont permis la conception ». Pénétrant péniblement l'ENS en 1998, Internet, en tant que milieu technique numérique, venait « réhabilite[r] les aspects obscurs, non-dits, de la production scientifique que sont les outils et méthodes ». (Guichard 2002)
Finalement, c'est dans cet effort de réflexion et de conception d'une « chaine de production de l'écrit » que pourra s'esquisser l'élaboration d'un modèle épistémologique articulant l'édition, la publication, la recommandation (légitimation, certification), l'évaluation, l'écriture et la consultation.
Mon projet s'inscrit donc dans cette démarche théorique de description et de définition du paradigme numérique au sein de l'institution académique, et dans une démarche pratique et expérimentale de conception et d'implémentation d'un nouvel artefact de communication savante numérique.
Contexte historique : naissance d'un format éditorial
Remonter l'histoire de la chaîne de production de l'écrit nous éclaire sur les enjeux actuels de la relation entre l'institution et ce que devient son support d'inscription. Du point de vue de l'institution et de ses processus, l'histoire de la revue scientifique nous permet dans un premier temps de penser le tournant numérique non pas comme rupture, mais comme continuité.
le Journal des Savants
Le premier périodique scientifique est le Journal des Savants, lancé en 1665 par Denis de Sallo qui fréquentait différents cercles de savoir : lettrés, savants et « curieux » (Vittu 2002, 181‑82). L'entreprise naît dans le contexte intellectuel hérité de la République des lettres, communauté de savants et de lettrés attachés à cultiver le savoir mais aussi à le communiquer, le transmettre et le diffuser (Tony Volpe et Joachim Schopfel 2013). Jusqu'à la seconde moitié du 17ème, la République perdure en Europe grâce à une intense correspondance personnelle entre les membres des cercles savants. Dans un esprit de partage et d'ouverture caractéristique de cette communauté, l'information scientifique transitait alors essentiellement par voie postale, au travers des frontières linguistiques et géographiques, mais transgressant aussi les frontières sociales, politiques et religieuses.
L'initiative de Denis de Sallo est d'abord une entreprise privée avant de progressivement s'institutionnaliser.
Le pendant anglophone du Journal des Savants est lancé quelques mois plus tard au sein de la Royal Society de Londres par Henry Oldenburg10. Le Philosophical Transactions institue dès sa création quatre missions, dont les modalités évolueront avec le temps, mais qui resteront jusqu'à aujourd'hui les principales fonctions éditoriales des revues scientifiques dans l'élaboration des connaissances : l'enregistrement, la certification, la diffusion et l'archivage.
Ainsi, si l'apparition du périodique fut dans un premier temps le moyen d'élargir ces correspondances à de très nombreux lecteurs, il devient aussi rapidement le moyen de s'assurer (et de protéger) la primeur d'une découverte ou d'une invention, et ce, bien plus rapidement que les actes des académies dont la temporalité ne peut rivaliser avec la fréquence de publication des périodiques.
Témoin du succès des tous premiers titres, la contrefaçon, en particulier hollandaise11, permit notamment au Journal des savants d'élargir considérablement sa diffusion en Europe centrale et en Europe de l'Est, dès la première année de parution. L'histoire de cette contrefaçon est intéressante à plus d'un titre.
Premièrement sur le plan juridique, où l'on comprend que le privilège royal accordé au rédacteur et au libraire ne pouvait protéger ces derniers que sur un territoire limité, puisque des contrefaçons apparaissent également en Aquitaine. Hors de la juridiction du Roi, à Amsterdam par exemple, tout contrefacteur était considéré dans son bon droit lorsqu'il entreprenait la réimpression et la vente de nouveaux textes. À tel point que le premier contrefacteur s'emparant d'une œuvre ou d'un périodique s'en assurait l'exclusivité, absolument respectée par ses confrères.
Deuxièmement sur le plan économique, ce sont les limites matérielles (un petit nombre de presses) et financières de l'imprimeur (Cusson) qui empêcha la diversification des formes éditoriales telle que la pratiquait l'imprimeur hollandais, ainsi qu'une plus large circulation, limitées aux grands centres universitaires d'Europe de l'Ouest et du Sud et aux canaux diplomatiques. La création d'un second centre de production dans une ville marchande comme Amsterdam eut pour effet une circulation du Journal sur des réseaux marchands bien plus vastes, moins érudits et à moindre coût. Par ailleurs, sur le plan éditorial, le format adopté pour le journal contrefait consistait en des recueils annuels, dans une édition plus petite (in-douze habituellement au lieu des coûteuses éditions parisiennes in-quarto), transformant l'instrument d'information éphémère qu'était le périodique dans le Royaume en un ouvrage de références à l'extérieur (Vittu 2002).
Cependant, la conversion éditoriale du format périodique en recueil annuel n'est pas le simple fait d'une contrefaçon différée. Elle vient s'inscrire dans le projet initial des fondateurs des revues pour une véritable construction de connaissances. Les travaux de Vittu montrent ainsi comment le Journal des savants avait dès le début adopté une pagination continue d'un numéro à l'autre, préfigurant la constitution de recueils de numéro. Vittu décrit également l'instauration progressive d'instruments éditoriaux entièrement tournés vers la structuration des connaissances facilitant la recherche et la découverte : index, différentes tables de matière, sommaires, formalisation des références. Les méthodes d'indexation utilisées par l'éditeur parisien et les contrefacteurs hollandais divergent d'ailleurs, le premier proposant avec des tables analytiques une vision davantage encyclopédique d'accès aux savoirs, les second une approche bibliographique (Vittu 2001, 148).
L'article
L'apparition du terme article pour identifier les parties de texte de périodique date du milieu des années 1680, lorsque Pierre Bayle intitula « article » chacun des segments numérotés de ses Nouvelles de la République des Lettres. Les libraires d'Amsterdam l'imitèrent rapidement pour leur contrefaçon du Journal des savants. Les rédacteurs du Journal vont progressivement adopter une formalisation de l'article, mais sans en adopter le terme. Il faut attendre 1711 pour que le terme rentre dans le langage courant et désigne une partie de périodique scientifique (Vittu 2001, 148).
Dans un premier temps, les contributions sont définies par le type de composition et de structure, que ce soit un extrait12 ou un mémoire, ainsi que par une « autorité » venant cautionner la contribution de l'auteur. Les éléments éditoriaux qui accompagnent les contributions sont minimaux. Le périodique est alors une simple suite continue de textes, segments simplement séparés par un titre non normalisé.
L'étude des titres de segments dans le Journal des savants est éloquente sur la progression vers une formalisation et une professionnalisation de la référence, intégrant par étapes tout ce qui constitue aujourd'hui une notice bibliographique : auteur de l'extrait, mention du lieu et de la date d'édition, indication du nombre de pages de l'ouvrage, son format et le nom de son éditeur. Des trois lignes de titre souvent accrocheur en 1665 et reflétant les pratiques épistolaires entre lettrés, on passe en 1714 à huit lignes en moyenne. Une première explication est d'ordre commercial, le rédacteur essayant de s'attirer les faveurs des libraires pour obtenir les derniers ouvrages. Une autre explication est d'ordre éditorial, la formalisation participant à la construction sur le temps long d'une matière scientifique mieux référencée et mieux exploitable.
L’émergence du format « article » s'accompagne ainsi d'une explosion et d'une normalisation des éléments éditoriaux que l'on va progressivement retrouver dans les périodiques de l'époque.
Autorité
On touche ici à l'imbrication très fine entre édition comme dispositif (marqueurs éditoriaux), normalisation, institutionnalisation, au cœur de la construction de l'autorité.
Trop facilement attaquable (et régulièrement attaqué), le rédacteur du Journal est épaulé en 1687 par un « bureau de rédacteurs », composé de lettrés et de savants. Décision du Chancelier pour répondre aux critiques de partialité dont faisait l'objet le Journal, le bureau attribue au périodique, d'un côté, une position plus neutre que celle, controversée, du rédacteur unique, et de l'autre, une responsabilité éditoriale plus engagée que celle, diffuse, de la « compagnie des gens de lettres » qui venait cautionner les contributions par l'intérmédiaire d'un membre reconnu de la République des lettres. Neutralité et responsabilité, les ingrédients de la fonction éditoriale scientifique se mettent en place et s'inscrivent dans le dispositif de la revue.
Avec la formalisation de l'article comme objet éditorial, à travers à la fois la normalisation de la référence bibliographique, mais aussi l'engagement de la responsabilité éditoriale, on assiste à une évolution de l'autorité, depuis la légitimation du travail de rédacteur et du journal lui-même dans un premier temps, puis une fois cette légitimité reconnue, la légitimation des auteurs et des articles eux-mêmes.
À ce stade, deux citations de Vittu font ressortir des éléments de continuité entre la naissance au 17ème d'un nouveau dispositif de communication scientifique, et l'émergence aujourd'hui de nouvelles formes d'écriture et d'édition :
« D'un point de vue éditorial, l'article est un segment d'un imprimé. Il est produit rapidement, soumis à la loi de la nouveauté, accède au marché de long terme par l'adjonction de plusieurs appareils d'indexation. L'ouvrage clos se transforme alors en un magasin de matériaux ouvert au choix du lecteur. »
« le mot article rend bien compte de cette articulation d'une rhétorique acceptée par la communauté savante et d'un appareil offrant la possibilité d'une lecture aléatoire du journal savant en plus de sa lecture séquentielle. »
On a dans cette formulation tous les éléments d'une maîtrise des flux informationnels par l'indexation et le traitement de l'information : fragmentation, métadonnées, diversification des parcours de lecture. L'analogie avec les pratiques éditoriales actuelles est frappante et l'on pourrait rapprocher l’émergence de ces nouveaux objets éditoriaux que sont l'article et la revue comme une réponse à la saturation attentionnelle consécutive de l'imprimerie. Alors qu'émergent aujourd'hui de nouvelles pratiques et formats éditoriaux, dans le sens notamment d'une fragmentation des artefacts institués, on peut légitimement envisager une institutionnalisation de ces formats, de la même manière que le périodique s'est imposé et a légitimé et institutionnalisé le format épistolaire caractéristique de la République des lettres.
Institutionnalisation
C'est donc notamment par l'inscription (et par sa normalisation) et par le dispositif éditorial qu'a pu se construire une nouvelle autorité, celle du Journal des savants, en tant qu'acteur central dans le paysage savant de l'époque. Mais cette autorité du Journal est aussi une autorité de format, l'objet éditorial périodique ayant démontré son efficacité et sa légitimité. Elle peut alors s'appliquer par extension à toute revue adoptant les mêmes principes éditoriaux.
À la fin du 17ème siècle, le nombre de revues scientifiques explose. Vingt ans seulement après les premiers numéros du Journal des Savants, Pierre Bayle écrit dans la préface de la première édition du périodique les Nouvelles de la république des lettres13 :
« On a trouvé si commode & si agréable le dessein de faire sçavoir au Public, par une espèce de Journal, ce qui se passe de curieux dans la République des Lettres, qu’aussitôt que Monsieur Sallo, Conseiller au Parlement de Paris, eut fait paroître les premiers essais de ce Projet au commencement de l’année 1665, plusieurs Nations en témoignèrent leur joye, soit en traduisant le Journal qu’il faisoit imprimer tous les huit jours, soit en publiant quelque chose de semblable. Cette émulation s’est augmentée de plus en plus depuis ce temps-là ; de sorte qu’elle s’est étendue non seulement d’une Nation à une autre, mais aussi d’une science à une autre science. Les Physiciens, & les Chymistes ont publié leurs Relations particulières ; la Jurisprudence, & la Médecine ont eu leur Journal ; la Musique aussi a eu le sien ; les Nouvelles Galantes diversifiées par celles de Religion, de Guerre, & de Politique ont eu leur Mercure. Enfin on a vu le premier dessein de Monsieur Sallo executé presque par tout en une infinité de manières. » (Pierre Bayle, Nouvelles de la République des Lettres. Préface. mars 1684) (Vittu 2002)
Nouvelles entités et nouvel agencement
L'histoire de la revue, en tant qu'élément d'un système épistémologique, fait clairement apparaître l'intime imbrication de différents facteurs, techniques, économiques, juridiques, éditoriaux, qui mettent directement en tension les entités constitutives du modèle épistémologique prénumérique :
- le support d'inscription (notamment le papier),
- les techniques intellectuelles (par exemple l'écriture),
- les dispositifs (par exemple la revue scientifique),
- l'institution (par exemple l'université, mais aussi toutes les instances participant à la normalisation des formats).
Considérer la fabrique d'une revue scientifique native de l'environnement numérique nous oblige à revisiter ces entités ainsi que leurs interactions. Car il n'est pas évident que ces différentes entités du processus soit strictement conservées en tant que telles. Mon hypothèse est que les propriétés, les valeurs et les fonctions qui leur étaient associées dans l'univers du papier puissent en partie être redistribuées entre elles, voire transférées à de nouvelles entités propre à l'environnement numérique.
Le cas de l'édition numérique, et plus spécifiquement de la fabrique de revue scientifique, permet d'affiner cette modélisation en entités. L'état en cours de l'expérimentation qui constitue le volet pratique de mon projet a notamment mis à jour les interactions entre :
- les protocoles techniques d'Internet et du web
- les algorithmes
- les formats et les standards du web et de l'édition scientifique
- les dispositifs
- les protocoles institutionnels
- les processus qui en découlent
- les formes de discours.
La modélisation s'est peut-être complexifiée, mais ses entités ont surtout changé de nature, opérant un transfert ou un déplacement de leurs fonctions traditionnelles qu'il reste à identifier et à décrire.
Cadre théorique : la nature environnementale du numérique
Le numérique comme milieu
Éditorialisation
La revue scientifique « nativement numérique » constitue un objet d'étude idéal pour adresser la question de l'éditorialisation telle que définie par Vitali Rosati (2016) qui propose avec l'éditorialisation une conceptualisation des processus de production, de légitimation et de circulation des connaissances dans l'environnement numérique. Ce qui pourrait apparaître comme une théorie de l'édition numérique, dépasse en fait largement l'édition comme pratique ou comme secteur d'activité. L'éditorialisation prend ainsi une portée culturelle en s'appliquant potentiellement à tous les processus d'écriture dans l'environnement numérique, et une portée philosophique en proposant une pensée de l'espace numérique, de sa structuration et consécutivement de l'autorité.
L'éditorialisation me permet de dépasser la notion de dispositif et sa conception foucaldienne. On retrouve cette même conception de l'éditorialisation chez Louise Merzeau dont l'approche héritée de la pensée médiologique considère le numérique comme milieu (Merzeau 1998; Merzeau 2013). La notion de milieu nous sera particulièrement utile ici pour aborder ce glissement de valeurs depuis des entités bien identifiées dans le monde pré-numérique vers des entités qui tendent justement à devenir environnementales.
Écologie médiatique
Cette approche, qui rejoint celle de l'écologie médiatique (Bardini 2016), intégre la nature environnementale du numérique et nous permet en effet de revisiter ces entités, support, dispositif ou encore technique intellectuelle, et de les considérer comme partie prenante de l'environnement ou du milieu.
Causalité circulaire
Le milieu nous amène notamment à sortir du déterminisme technologique associé généralement au support technique d'inscription, et à une conception linéaire de la causalité (Bardini 2016) entre par exemple support et pensée, ou entre inscription et technique intellectuelle. De la causalité formelle (McLuhan 1976) à la causalité circulaire (Merzeau 2006) ou récursive (Lévy 1998), l'écologie médiatique inscrit les supports dans une boucle rétroactive entre technique et usage, permettant d'envisager autrement les interactions entre des entités en partie dissoutes dans le milieu. Or, il se trouve que le numérique, caractérisé notamment par sa récursivité, adhère particulièrement bien à cette conception de la causalité. Parce qu'il est un milieu écrit (codes, protocoles, dispositifs), le numérique intègre de manière récursive des valeurs qui se reproduisent dans les écritures qu'il supporte et génère.
Écriture-milieu
Dans ce contexte théorique, l'étude de cas du corpus littéraire contemporain Général Instin14 viendra illustrer comment l'écriture littéraire elle-même devient constitutive du milieu15 . Dans cette idée de glissement et de dilution des fonctions et des valeurs, on pourrait qualifier cette écriture de dispositive dans la mesure où elle véhicule tout autant un discours qu'une série de valeurs transmises dans les formes et supports. Dans le cas d'Instin, ce n'est pas strictement le numérique qui produit cette récursivité de l'écriture sur elle-même, mais il la permet. En quelque sorte, il la prédispose.
Fonction éditoriale (dilution)
Avec la dilution du dispositif dans le milieu, s'opère un autre glissement notable, celui de la fonction éditoriale. Traditionnellement assurée par des acteurs humains, maîtrisant des opérations d'identification, de sélection, d'agencement et de fixation du texte, la fonction éditoriale se trouve distribuée dans le milieu numérique et répartie entre différents acteurs. En effet, le support d'écriture et de lecture s'imbrique avec des dispositifs intégrant en eux-mêmes de nouvelles instances de décision : les algorithmes, la communauté de lecteurs. Dans le sens d'une co-construction de l'espace de savoir, ces algorithmes de décision viennent outiller les acteurs humains, éditeurs et communautés de lecteurs. Avec la fonction éditoriale, c'est tout le processus de légitimation qui se trouve lui aussi dilué et réparti entre différents acteurs, humains, dispositifs et supports.
Le (texte) numérique comme milieu
Le glissement de la fonction éditoriale se joue également dans la nature du texte numérique, devenu à la fois support, dispositif et milieu.
Pour Kittler (2015), les inscriptions numériques se distinguent des inscriptions sur support physique par le fait qu'elles ne sont plus perceptibles par la vue humaine. Du visible, elles sont passées à un ordre de grandeur nanométrique hors d'atteinte des capacités sensibles de l'être pensant. Nous pouvons interpréter cela dans le sens de la médiologie en disant que le texte s'est simplement dissout dans son milieu, se confondant avec les autres écritures qui produisent ce même milieu (à savoir les codes, les protocoles, les inscriptions sur silicone - circuits imprimés et et puces, qui sont en fait des instructions). C'est en ce sens aussi que l'on peut concevoir le texte numérique comme une écriture-milieu.
Écriture-milieu également dans la dénaturation ultime du signe alphabétique dans un système de signes binaire, lui-même traduit par la machine par des impulsions électriques. Cette déconstruction radicale du texte (Kittler 2015) revient à une dissolution de l'unité d'inscription (la lettre) en unités plus petites, le bit. Ces bits de nature binaire supporte à la fois le texte inscrit, le code qui le manipule, la puce qui traite (process) le code. Le bit, et son équivalent physique (l'impulsion électrique) constituent finalement les briques élémentaires du milieu numérique.
Pour autant, si l'inscription sort du domaine du visible, l'intelligibilité du texte n'est pas perdue. Sa dissolution est à tout moment réversible grâce au calcul, tant que les conditions sont réunies pour opérer ce calcul. C'est justement le milieu qui assure la faisabilité de ce calcul, où l'on voit bien ici comment le milieu est coproduit à la fois par les couches matérielles (à commencer par la présence d'énergie électrique), logicielles et environnementales16. Cette faisabilité est également dépendante des multiples standards sous-jacents à la production de texte : de l'encodage de caractère à l'encodage du texte, mais aussi de la police d'affichage, des feuilles de styles, etc. C'est l'ensemble de ces éléments qui permettent au texte numérique, doublement inintelligible, car encodé et imperceptible, de se laisser voir et lire par l'être humain alphabétisé.
L'ensemble de ces éléments constituent d'après Bachimont (2007) une étape d'« interprétation » qui se glisse entre l'inscription et son intelligibilité par le lecteur. Cette interprétation calculée17 de l'inscription numérique échappe au lecteur, et révèle une autre conséquence directe du caractère computationnel du milieu numérique : ces écritures ou inscriptions sont capables de « lire et d'écrire par elles-mêmes » (Kittler 2015, 30). Plus exactement, le milieu est susceptible de produire de nouvelles écritures à partir d'écritures existantes. On peut se demander alors s'il est possible (et nécessaire) de distinguer différents niveaux d'écriture selon sa provenance et sa fonction dans le milieu, qu'elle soit machinique ou humaine, mais aussi qu'elle soit code, données, métadonnées, discours, etc.
Le milieu numérique est en effet régi par une succession d'écritures programmatives (logiciels, protocoles, mais aussi pourquoi pas cartes imprimées et puces électroniques) qui élaborent ensemble un espace d'action (et d'écriture). Ces écritures sont en quelque sorte structurelles ou architecturales et procure un cadre rigide et structurée.
Liquidité
Or, la dissolution du symbole évoque la nature liquide du texte numérique. Cette métaphore de la liquidité vient illustrer l'instabilité de l'inscription numérique, par essence altérable et modifiable à tout moment, que ce soit du fait d'une action humaine ou d'un process informatique. Tout un chacun (humain ou machine) ayant le contrôle sur le processus d'écriture peut éditer, au sens de modifier, un texte numérique. Cette liquidité est une métaphore potentiellement féconde pour penser l'inscription numérique, mais elle doit être nuancée pour plusieurs raisons. D'une part comme on l'a vu avec l'idée d'écritures architecturales, toutes les écritures informatiques n'ont pas le même niveau de liquidité.
C'est ce qui fait que malgré le fait que le texte soit par nature modifiable, les dispositifs d'écriture (éditeurs ou traitements de texte) sont programmés pour contraindre les droits et accès en écriture à certaines inscriptions. Car si le support de mémoire numérique est effectivement réinscriptible à volonté, il n'en demeure pas moins qu'il est strictement contrôlé et maîtrisé par des couches logiciels qui s'assurent que les données soient correctement manipulées, et en premier lieu qu'elles soient conservées intègres.
Invariant textuel
On peut avancer que l'invariant textuel (Biasi 1997) que lui assurait le support papier demeure dans l'environnement numérique d'une certaine façon. Il n'est certes plus assuré par le support lui-même, mais par le dispositif, c'est-à-dire ici par tous les mécanismes garantissant le traçage des accès au texte notamment en écriture. Ce transfert fonctionnel est sans doute l'une des clés de l'épistémé numérique tant il porte à conséquence sur la fonction d'autorité du texte et par extension de son.ses auteur.s. et des institutions qui en sont responsables. Car dans la graphosphère, c'est sur la base de cette stabilité du support (le papier), que pouvait exister la stabilité du dispositif (le livre), sur laquelle reposait la stabilité de l'institution (la bibliothèque), et finalement tout le régime de sens depuis l'imprimerie d'après Biasi (1997). Dans l'environnement numérique, les repères de stabilité (ou encore les signes d'autorité) se sont radicalement déplacés, produisant de fait une impression d'instabilité du texte, érodant la notion même de référence et avec lui tout le système bibliographique qui s’est mis en place pour l’institutionnaliser. Or, cette référence et son institutionnalisation sont les conditions du partage d’un socle commun de connaissances au sein d’une communauté de savoir. La possibilité de s’y référer procure au texte stabilisé une autorité et une authenticité nécessaires à une réflexion commune.
Calculabilité et système de référence
Une autre approche pour questionner cette apparente liquidité est de la considérer comme une fluidification et accélération des processus d'écriture et de réécriture. Cette accélération est permise par le calcul, et c'est par le calcul que se résoud également la complexité de manipulation du texte et de ses états successifs. Il est en effet possible de mettre en place des dispositifs et des protocoles associés capable de gérer cette liquidité apparente du texte numérique, pour recréer des conditions de stabilité, ou tout du moins pour abaisser la complexité native à une complexité appréhendable par la cognition humaine, qu'elle soit individuelle ou collective.
Depuis les instructions informatiques élémentaires de gestion de fichiers, avec son nommage, son extension, son encodage, sa date de création ou de modification, etc., les dispositifs d'édition et de publication n'ont cessé d'améliorer leur gestion du texte numérique et de reproduire un tant soit peu une certaine stabilité, jusqu'à assurer aujourd'hui une panoplie de fonctions qui n'étaient pas envisageables avec le support papier, telles que le versionning, le multi-auteur (asynchrone), le collaboratif (synchrone), l'annotation, etc.
Le cas du wiki, donnant accès à toutes les versions antérieures du texte et aux modifications successives par auteur, en est l'exemple le plus emblématique. Github proposent un protocole de contribution différent à partir duquel émergent des dispositifs d’écriture collaborative18 (Burton). On peut également citer le principe de la blockchain19, conçue comme un registre distribué assurant la comptabilité des écritures et de leurs auteurs (machines et humains).
Ces exemples montrent bien qu'il serait possible, en théorie, de reconstruire un système bibliographique, c'est-à-dire un système fiable de référence, dans le sens d'un modèle épistémologoqie embrassant pleinement cette liquidité du texte. Or, on voit bien que les différentes fonctions traditionnellement assurées par l'institution, le dispositif ou le support (respectivement la bibliothèque, le livre ou le papier), ne sont plus distinctes et séparées, mais sont parfois transférées à d'autres entités, ou diluées entre elles, autrement dit, assumées par un milieu tout à la fois support, dispositif et institution.
Méthodologie et corpus d'étude
Après avoir insisté avec Eric Guichard sur l'importance de l'expérimentation de « la chaîne de production de l'écrit » pour mener à bien une réflexion théorique sur celle-ci, il va de soi que mon travail de thèse se doit d'articuler un volet expérimental au volet théorique. Il y a là un ancrage nécessaire aux aspects techniques qui viennent contraindre les aspects éditoriaux et épistémologiques autant que ceux-ci en retour contraignent les décisions techniques. Cette circularité de contraintes ou de conditionnement illustre parfaitement la causalité circulaire dont parle Merzeau (2006; Bardini 2016). J'adopte là une démarche proche de celle d'un « design de la connaissance » ou knowledge design tel que proposé par Schnapp (2013).
De ce point de vue, la thèse entretiendra avec son corpus d'étude une relation particulière dans la mesure où il s'agira de l'étudier autant que de le façonner, ou encore, de le lire et d'en comprendre la structure pour mieux l'éditer et l'éditorialiser. Ainsi, l'expérimentation projettera la thèse nécessairement dans l'ordre de la proposition, du prototype et de la preuve de concept. Prouver par la démonstration l'idée d'un format éditorial savant inédit et la faisabilité de son éditorialisation.
Je prendrai appuie sur deux corpus distincts permettant d'éclairer ma problématique sous des angles complémentaires :
- la revue Sens Public, revue de sciences humaines nativement numérique et porteuse d'un projet éditorial particulier,
- l’œuvre collective Général Instin, qui prend naissance dans la revue littéraire Remue.net, au projet éditorial lui-aussi caractéristique du web qui l'a vu naître.
On pourrait questionner le fait que ces deux revues ne relèvent pas exactement de la publication savante institutionnalisée. Et en effet, l'histoire respective de Sens Public et de Remue.net nous montre que ces revues se sont davantage institués comme des « réseaux d'intelligence » (Vitali-Rosati 2014), dont la vocation première n'est plus d'enregistrer, de certifier et de diffuser (Tony Volpe et Joachim Schopfel 2013), mais de « produire un réseau de personnes et d'idées »(Vitali-Rosati 2014). C'est justement cette caractéristique qui nous intéresse et qui nous semble porteuse d'une nouvelle forme de communication savante. L'aspect expérimental de la thèse me permet une tentative de réconciliation entre des pratiques éditoriales savantes nées hors de l'institution académique et une possible institutionnalisation, pas tant des revues, mais d'un format éditorial embrassant ces pratiques.
Ces deux corpus ancrent nécessairement ma réflexion théorique dans le champ francophone de l'édition et de la communication scientifique, que ce soit sur le plan historique, ou sur le plan critique. Sur le plan épistémologique, il pourrait apparaître nécessaire de cibler précisemment telle ou telle discipline de sciences humaines, tellement les pratiques d'écriture, d'édition ou même d'évaluation peuvent différer d'une discipline à l'autre. La revue Sens Public avec sa liberté éditoriale, sa diversité de communauté et surtout son engagement dans l'interdisciplinarité et dans le dialogue entre communautés de savoir, m'incite plutôt à considérer un resserrement disciplinaire comme un frein pour imaginer des modèles nouveaux reposant sur un environnement numérique devenu universel. Il y a là une tension intéressante entre l'universalité des éléments normatif comme les formats et des protocoles, et l'extrême diversité des pratiques et des usages. La réflexion reste à mener sur une proposition éditoriale susceptible de porter justement une certaine universalité propre à rapprocher les disciplines dans le dialogue, tout en respectant leurs singularités.
La revue Sens Public
Le premier corpus constitue pour la thèse un terrain d'analyse et d'observation. Il tient lieu dans le même temps de terrain d'expérimentation, devenant à la fois l'objet et le lieu de la réflexion. En effet, la Chaire de Recherche du Canada sur les écritures numériques mène le chantier de refonte de la revue Sens Public, offrant une excellente opportunité d'expérimenter des formes alternatives de publication scientifique.
Sens Public, en tant que revue, a porté dès son origine une vision tout à fait unique dans le paysage de l’édition savante périodique. Née hors de l’institution académique, la revue a acquis une certaine liberté de ton et de forme et a pu inscrire dans son ADN une mission et des valeurs qui résonnent aujourd’hui avec notre problématique.
La revue a été créée en 2003 directement en ligne sur le web, sans passer par la publication papier, ce qui fait d’elle une revue nativement numérique. Mais la singularité de ce pure player réside davantage dans sa « conception particulière de la production et de la circulation du savoir dans l’espace public à l’ère numérique ». Sens Public entend participer à la conversation scientifique en constituant une communauté active d’auteurs et de lecteurs aux horizons disciplinaires et géographiques pluriels, soucieuse d’adresser le monde contemporain dans toute sa complexité (Wormser 2004).
Créée sous l’impulsion de Gérard Wormser, la revue s’est en effet donné plusieurs horizons:
- la transdisciplinarité et approches hybrides,
- le multilinguisme et pluralité des langues, avec l’idée de dresser des ponts entre territoires de savoir, d’intégrer des voix et des opinions plus lointaines,
- une conscience et une réflexion sur les transformations de l’espace public, travaillé notamment par les supports d’écriture et de lecture numérique.
Résultat de ces horizons, Sens Public se distingue aujourd’hui par une forte communauté d’auteurs et de lecteurs, riche de sa diversité et de son engagement.
En expérimentant un modèle épistémologique alternatif, le projet actuel de refonte éditoriale n’intervient donc pas donc hors-sol et ne vient pas bouleverser le projet ou la philosophie de la revue. Au contraire, il s’en nourrit, et par un effet de miroir et de renforcement mutuel, on pourrait dire que la refonte cherche à revitaliser les valeurs initiales de la revue, au moment où la revue se réinstitutionnalise20. Dans une approche similaire à une recherche-action (Catroux 2002), la communauté de Sens Public sera évidemment un atout majeur pour initier et faire fonctionner une communication scientifique basée sur la conversation.
Dans le cadre de la Chaire de Recherche du Canada sur les écritures numériques, la démarche est donc double :
- implémenter les opportunités du numérique en proposant un modèle alternatif d’édition savante,
- implémenter les valeurs de la revue dans son dispositif d’écriture, d’édition et de diffusion.
Constitutif du volet expérimental de ma thèse, ma contribution au projet consiste en la conception et l'implémentation en équipe d'une part d'une nouvelle plateforme d'édition et de publication pour la revue, mais aussi de nouveaux formats éditorials à même d'intégrer des pratiques émergentes en matière de communication et de controverse scientifique. Des échanges épistolaires de la République des lettres aux pratiques de partage, d'annotations et de (micro-)blogging, ce volet pratique a l'ambition de s'inspirer de ce que le périodique du 17ème siècle a instauré puis institutionnalisé : un nouveau format éditorial directement modelé par et pour les formes de communication scientifique de l'époque.
Ce chantier pratique permettra également d'expérimenter et peut-être de confirmer certaines hypothèses sur le milieu-dispositif et sur les glissements fonctionnels que j'évoquais.
Général Instin
Le corpus Général Instin est un objet littéraire énigmatique :
Hinstin, c'est d'abord le nom d'un général du XIXème siècle, mort et enterré en 1905 et dont la tombe, au cimetière du Montparnasse, est ornée d'un vitrail sur lequel le portrait photographique du défunt est lui-même en train de se décomposer. En 1997, la photographe Juliette Soubrier saisit plusieurs clichés de ce portrait fantomatique. La même année, Patrick Chatelier, écrivain français, reprend cette photo pour la proposer comme contrainte créative lors d'une soirée de performance au squat artistique de la Grange aux belles (Paris). Cette photo du Général va inspirer les artistes présents, et marquer le début d'un collectif relativement informel (bien que très pro-actif), qui donnera lieu à quelques publications papier - et à différents atelier littéraires. Entre temps, Hinstin a perdu son « H » qui le faisait personnage historique, pour devenir un matériau narratif, platisque, sémiotique. Il devient ainsi « Général Instin », souvent abrégé « GI ». Rapidement, GI insvestit la plateforme Remue.net, qui va jouer un rôle d'agrégateur des productions consacrées à Instin : poèmes, récits, beaucoup d'images, des vidéos et des enregistrements (car beaucoup de lectures et d'ateliers commencent à être archivés). Désormais, GI a pris racine dans l'hypertexte, et commence à hanter le web. Ainsi, il se permet des incursions sur d'autres plateformes, à travers certaines expériences qui gagnent leur autonomie - nous avons nommés "Spin-off" ces expériences. (Monjour, Sauret, et Vitali Rosati 2017)
Il nous intéresse pour deux raisons. Tout d'abord, nous retrouvons dans le fonctionnement de la revue littéraire Remue.net le « réseau d'intelligences » qui caractérise les revues nées sur le web. Vitali-Rosati (2014) décrit ces initiatives éditoriales comme des « lieu[x] de rencontre et de discussion, de partage, de mise en question, d’échange, mais aussi, [...] un lieu qui fait ressortir et qui rend publics les résultats des rencontres et des échanges ». Remue.net dans le registre littéraire, a su, comme Sens Public dans un registre critique et socio-politique, investir le web en imaginant une véritable « édition en réseau » (Mounier et Dacos 2012). En tant que production littéraire ouverte et continue, le corpus Général Instin vient ainsi illustrer l'impact de l'éditorialisation sur le fait littéraire (Monjour, Vitali Rosati, et Wormser 2016), en écho à celui de l'éditorialisation sur les modalités de la production scientifique.
Ce dernier point m'amène à la seconde raison d'introduire un tel corpus littéraire au regard d'un champ qui relève de l'édition et de l'épistémologie scientifique. Car Instin semble un corpus emblématique d'une production collective dont la matrice est à trouver autant dans les dispositifs d'éditorialisation qui la supportent que dans la production elle-même. Autrement dit, le Général Instin suggère l'idée d'un milieu, dont l'écriture en réseau est elle-même devenue milieu, ce que Rongier (2017) exprime par une « écriture-milieu ». Je perçois ici une piste pertinente pour réintroduire les apports de la médiologie et de l'écologie médiatique, tout en reposant la question du dispositif et du support sous un angle nouveau (Mayer et Sauret 2017).
Si les processus d'écriture et de légitimation des champs littéraire et scientifique divergent, demeurent malgré tout une constante de milieu et d'écosystème susceptible de nous indiquer quelques pistes à suivre en matière d'édition numérique, que ce soit pour la constitution de communautés de savoir ou de création.
Bibliographie
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C'est le constat que faisaient également Mounier et Dacos (2012) en décrivant le secteur de l'« édition numérique » : « Dans l'édition numérique,le réseau n'intervient qu'en fin de chaîne, au niveau de la diffusion des contenus. Il n'y est utilisé que marginalement et dans un seul sens : afin de les faire parvenir à ses lecteurs. »↩
Operating System, ou système d'exploitation « qui dirige l'utilisation des ressources d'un ordinateur par des logiciels applicatifs » (Wikipédia.fr).↩
du nom des cinq principales entreprises Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.↩
comme l'initiative de @EnDirectDuLabo sur Twitter.↩
http://hypotheses.org/↩
En tant que numéro d'identification unique, l'ISBN est un marqueur important de l'institutionnalisation d'un document, dans la mesure où il est délivré par une institution dont l'autorité vient légitimer l'entrée du document dans l'écosystème professionnel des publications↩
cf. Méthodologie↩
En premier lieu le W3C qui définit les standards du web, véritable entreprise de normalisation de l'écrit, de ses formats et de ses langages↩
l’École Normale Supérieure↩
Henry Oldenburg (1619-1677), diplomate et homme de sciences d'origine allemande↩
Par Daniel Elzevier (1626-1680), de la célèbre famille de typographes et d'imprimeurs néerlandais.↩
l'extrait désigne un résumé ou une recension d'un ouvrage.↩
Pierre Bayle (1647-1704) est philosophe et écrivain. Il crée les Nouvelles de la république des lettres en 1684.↩
cf. Méthodologie↩
on peut penser aux protocoles du réseau lorsque le calcul fait appel à des ressources externes↩
à considérer comme une médiation technique.↩
voir notamment l'outil Penflip https://www.penflip.com/↩
sur Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Cha%C3%AEne_de_blocs↩
Sens Public a obtenu des fonds institutionnels canadiens du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) et québecois du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC)↩
La problématique et l’orientation de la thèse se sont légerement déplacées depuis que ce titre avait été élaboré avec Louise Merzeau. Il reste cependant pertinent et continue de m’accompagner dans ma réflexion. ↩