Un peu d'utopie pour rigoler
Pas mécontent qu’on soit le 1er avril, ça me permet de prendre ce billet un peu moins au sérieux que la veille.
Le 28 mars dernier, s’est tenu la 6ème séance du séminaire Écritures numériques et éditorialisation. L’intervention de Benoît Epron s’intitulait « Face aux collections numériques : l’enjeu de l’éditorialisation des collections quasi-infinies dans le domaine culturel ». Benoît E. y a présenté une réflexion intéressante sur la recherche de contenu et d’information en bibliothèque, prise en étau entre d’une part des collections qui tendent vers l’infini, et d’autre part des pratiques de recherches et une littératie numérique des usagers qui s’alignent sur l’ergonomie des grandes plateformes.
Cette problématique n’est pas sans rappeler celle que se pose l’équipe d’Isidore, qui a récemment conclut que les données structurées n’étaient pas (plus) si pertinentes dans un contexte d’usage qui justement s’en détourne, prenant ainsi fait et cause pour un certain tournant algorithmique (algorithmic turn ?). Il faudra que je revienne sur ce paradoxe très peu bibliothéconomique.
Une prise de note collective est accessible, ainsi que l’enregistrement vidéo.
La discussion qui a suivi s’est révélée très riche, abordant pêle-mêle l’homothétie grandissante entre l’espace de la connaissance et l’espace du monde, et la pertinence de spatialiser la connaissance pour mieux l’appréhender, la question de la valeur (et des valeurs) que la bibliothèque en tant que modèle insitutionnel est susceptible d’ajouter à des modèles plus silicon-vallonés, ou encore la reconnaissance par l’Etat des initiatives de bibliothécaires pour investir et enrichir Wikipédia et Wikidata.
Quelques heures après son intervention, Benoît Epron a souhaité revenir sur la discussion par courriel (confirmant au passage le fait que la conversation scientifique « se porte bien, mais hors de la sphère institutionnelle : les lieux et les formes de la controverse et du consensus échappent de plus en plus à cette institution »1).
Je me permets de publier ici quelques éléments de son message pour introduire des éléments de réponse rapidement rédigés et qu’on pourra développer ultérieurement.
Benoît E. est notamment revenu sur le status des bibliothécaires et de leurs initiatives lorsqu’ils outrepassent leur fonction professionnelle en investissant Wikipédia. On sait que ces initiatives agissent à plusieurs niveaux, en permettant tout à la fois d’animer leur communauté et public, faire circuler des éléments de leurs collections, diffuser des connaissances, et enrichir une encyclopédie collective. Autant de fonctions qui semblent s’aligner avec la mission des bibliothèques.
Sur le points soulevé par Nicolas sur le rôle des bibliothécaires dans la construction de l’environnement documentaire des individus je pense que l’enjeu est autour de l’organisation de cette fonction.
Pour le moment c’est une activité des bibliothécaires qui est largement en dehors de leur feuille de route avec des initiatives personnelles fortes. La motivation est surtout basée sur la participation des bibliothèques au développement d’un espace du savoir ouvert à tous et auquel les bibliothécaires peuvent apporter une vraie plus-value .
Il me semble quand même que cela ne passe pas la barre des objectifs ou ambitions des bibliothèques en tant qu’institutions qui ne peuvent pas vraiment tirer de cette activité un indicateur.
Mais il me semble qu’il ne peut en être autrement actuellement. Car la question sous-jacente est celle d’un changement radical de modèle social et économique. J’ai la faiblesse de croire que ce changement est possible, puisqu’il est déjà présent et opérationnel dans d’innombrables initiatives à différentes échelles, petites et grandes. Effectivement, ces initiatives sont hors-radar (des institutions), et demander aux institutions de les intégrer reviendrait à leur demander de se démanteler pour se reconstruire ailleurs et autrement. Ça demande une force politique immense. Tout l’enjeu est de savoir si ca se passera avant une rupture majeure du système, ou après.
Plusieurs expériences existent dans le sens “avant rupture” ; ce sont des aventures humaines2 assez extraordinaires à l’échelle d’un ministère, d’une institution, d’une entreprise. Et de manière plus ordinaires, ce sont ainsi que fonctionnent beaucoup de lieux et actions auto-géré·e·s. Ca peut paraitre très utopique, mais il va en falloir de l’utopie pour sortir ce monde de sa folie.
Ces initiatives de bibliothécaires hors-mission institutionnelle anticipent déjà sur ce·s modèle·s, et préparent le terrain à une autre façon de vivre, produire, gérer. Ces initiatives ne sont ni isolées, ni dérisoires, et encore moins négligeables. Elles opèrent simplement sur un autre plan, un plan qui échappe aux institutions qui n’ont pas été conçues pour les appréhender (hors-radar). Il n’est même pas certain que leur organisation soit souhaitable, tant ce qui les tient ensemble, ce qui leur permet d’atteindre un tel seuil critique performatif sur la société, c’est d’abord l’appareillage technique et juridique sur lequel elles reposent : des protocoles de communication ouverts, des formats et standards ouverts et partagés, des licences copyleft.
On revient ainsi au concept d’architecture que ce cycle de séminaire souhaitait questionner.
De plus, cet enrichissement se fait sans organisation au sein d’une communauté ou d’un réseau d’acteurs qui essaierait d’optimiser cette production (spécialisation par bibliothèques en fonction d’une discipline ou d’une période ou d’une zone géographie…).
On peut au contraire considérer que l’« optimisation » fait partie d’un paradigme qui n’a plus lieu d’être si l’on adopte des processus plus organiques, et qu’il y a davantage de richesse à trouver dans une production multiple et non dirigée. Ici, une certaine rationalité doit s’effacer au profit d’une diversité d’approches qui a déjà montré sa force pour la résolution de problèmes complexes.
Enfin, si l’on part de l’hypothèse que le rôle des bibliothèques comme acteur du savoir et de la culture est de participer à la diffusion et à l’accès, leur approche actuelle est peu dans la mutualisation.
À nouveau, il me semble que la mutualisation doit se passer sur un autre plan. L’idée de tout centraliser pour mieux redistribuer n’est pas forcément le plus efficace. Par contre, mutualiser sur les supports (juridiques, techniques, formats) permet d’anticiper sur une circulation qui peut rester potentielle, qui n’a pas à se réaliser si personne ne la trouve pertinente, mais qui se fera s’il y a un appel d’air, une demande, une requête. C’est tout l’enjeu de la documentation des actions qui se généralise chez les commoners. Leur réflex n’est pas tant de diffuser, que de permettre une diffusion potentielle. En quelque sorte, ils créent les conditions de l’appropriation de leurs connaissances.
C’est le même aspect pour les services de questions/réponses comme Eurekoi ou InterroGE ici. Il en existent plusieurs, certains ou déjà disparu, et en tout cas, la dématérialisation de ce service fait qu’il pourrait largement être mutualisé. J’ajoute que la structuration de la ressource documentaire produite à cette occasion est très peu structurée et rend donc quasi impossible une aggrégation ou un moissonnage.
Sur la notion d’espace public numérique évoquée par Marcello, je pense encore une fois que la difficulté pour les bibliothèques d’y trouver leur place est liée à une question de dispersion et de morcellement. De fait, elles offrent à leurs usagers des espaces publics, chacun différents et ouverts à une communauté précise. Cette multitude se trouve confrontée à un layer numérique qui se caractérise par une forme d’unicité. Cette unicité se retrouve dans la logique de plateformes qui prévaut quasi-exclusivement sur le Web aujourd’hui (un espace documentaire, Google, un espace de publicisation de soi, Facebook, un espace de construction et de diffusion du savoir, Wikipédia, un espace de commerce, Amazon…). C’est ce mismatch entre la couche Web comme espace de l’unicité et la couche des bibliothèques comme espaces de communautés qui me semble un obstacle majeur dans la projection des bibliothèques dans le Web…
En effet, on retrouve cette problématique un peu partout, que ce soit les musées qui ont tenté de générer de l’engagement à travers des applis dédiées, ou les grands médias qui se sont pris les pieds dans le tapis de la social tv et les applis de second écran. Ça demande une analyse très fine de son public, de ses besoins. Ce ne sont pas les études qui manquent à ce sujet.
Ça demande aussi de déplacer son regard, de considérer que l’espace public ne se joue pas au niveau de la plateforme, du site ou de l’application, comme on pouvait identifier un espace public au parvis d’une place. Dans notre environnement imprégné de numérique, l’espace public commence avec le protocole http, la licence d’utilisation des contenus, une authentification OAUTH., etc.
Il ne faut voir ici un solutionnisme technologique, ces éléments ne sont rien sans une communauté qui les utilisent, les critiquent et les font évoluer. Comme la constitution d’un pays en fait..
selon la formule que je reprends régulièrement pour envisager un nouveau format éditorial de communication scientifique (voir par exemple cette communication). ↩
voir ce documentaire de Martin Meissonnier Le bonheur au travail, autour duquel Arte a produit plusieurs contenus. ↩