L'écriture collaborative en recherche et création
Avec Servanne Monjour, nous intervenons vendredi 23 mars dans une table ronde intitulée L’écriture collaborative en recherche et création, organisée par la Tribune des étudiant(e)s en littérature comparée.
C’est l’occasion pour nous d’évoquer plusieurs aspects des travaux que nous menons à la Chaire, que ce soit le chantier en cours sur la conversation, en tant que format éditorial de communication scientifique, ou nos réflexions sur le statut de la revue savante en SHS, pour lesquelles la Chaire vient tout juste d’être financée par le CRSH (programme Développement Partenariat).
Écriture collaborative
L’écriture collaborative dans la recherche, est une pratique déjà présente et bien implantée : les blogs, les listes de diffusion, le micro-blogging, sont des formes de communication scientifique, certes non institutionnelles, mais largement répandues. Elles ont toutes un caractère collaboratif.
Par collaboratif, nous entendons surtout l’idée d’un espace, investi par un collectif ou une communauté et dédié à une tâche effectuée de manière collaborative. Ainsi, la tâche principale d’une liste de diffusion n’est pas d’écrire de manière collaborative, mais d’échanger sur la vie d’une communauté et si nécessaire d’en débattre certains aspects, voire de prendre des décisions.
Les protocoles et les outils sous-jacents ne sont pas anodins bien évidemment. En tant que protocoles, standards ou formats, ils structurent l’espace de rencontre et prédisposent les actions que l’ont peut y faire. Cependant, il est important de garder à l’esprit que ces artefacts techniques n’en sont pas pour autant déterministes. Ils participent d’un milieu susceptible d’être transformé par la communauté, et par l’écriture elle-même.
Milieu et écriture
Pour nous, deux concepts ici sont nécessaires pour appréhender ce dialogue entre un collectif d’écriture et son environnement. Le concept de milieu est forcément problématique, tant il est traversé par différents courants, que ce soient les media studies, l’intermédialité ou même la médiologie.
Malgré tout, la notion de milieu est commode (un peu comme peut l’être la notion de dispositif). Commode car elle a une fonction. Debray nous rappelle que le milieu permet de penser un environnement non pas comme un simple présent à observer, mais comme la somme d’une histoire à prendre en compte1. Et en matière d’écriture, l’histoire est féconde. Il nous oblige aussi à « remplace[r] l’entité par la relation », dans une démarche similaire à l’intermédialité.
En quoi ce milieu est-il intéressant et nécessaire à notre réflexion ? C’est sans doute au détour de notre travail toujours en cours sur le Général Instin que le milieu s’est imposé pour réconcilier ensemble plusieurs de nos objets : un collectif d’écriture, des pratiques d’écriture, des dispositifs d’écriture. Sans rentrer dans le détail, Instin s’est révélé être « un corpus emblématique d’une production collective dont la matrice est à trouver autant dans les dispositifs d’éditorialisation qui la supportent que dans la production elle-même. Autrement dit, le Général Instin suggère l’idée d’un milieu, dont l’écriture en réseau est elle-même devenue milieu, ce que Rongier (2017) exprime par une écriture-milieu »2.
Virtualiser les revues
Mais nous aurions pu commencer par la question des revues, avec l’idée avancée par Marcello Vitali-Rosati de « virtusaliser les revues ». Il s’agit de déplacer la mission et la fonction des revues telles qu’on l’a connaît aujourd’hui. Il s’agit de considérer la revue comme un espace public, un espace d’écriture qui soit avant tout un espace de dialogue et de débat, et non un simple vecteur de capital symbolique pour chercheur ambitieux.
Bien sûr, les articles de revues sont en dialogue (parfois), ou plutôt, ils se font échos, mais est-ce qu’ils se parlent vraiment ? S’agit-il d’une conversation, d’une construction collective de savoir ? L’espace est-il aussi public qu’il en a l’air ? La réponse n’est pas si évidente. Du côté du lectorat, on érige des murs (paywall) et des barrières (mobiles), pour l’empêcher d’accéder trop tôt aux publications. Et du côté des auteurs, un numéro de revue se limite souvent à une poignée de personnes, évaluées par une autre poignée de personnes. En terme d’espace public, on a déjà vu mieux.
Il s’agit donc de réinventer une forme de communication savante. Une forme de communication où l’écriture devient collaborative, poursuivant un objectif commun, très simple, celui de constituer un espace public capable d’accueillir la conversation scientifique dans ses formes les plus libres. Alors seulement, la revue pourrait accéder à ce que Marcello appelle « un réseau d’intelligence ».
C’est ce à quoi nous travaillons à la CRC-EN en élaborant ce nouveau format éditorial, au cœur de la revue Sens Public, celui d’une conversation scientifique.
Pourquoi un format éditorial de la conversation ?
Parce qu’il existe un lien très fort entre format et institution. Et qu’une nouvelle forme de communication scientifique ne peut rentrer dans les radars de l’institution académique que si celle-ci en reconnaît le format. C’est exactement ce que nous apprend l’histoire des premiers périodiques savants3, et de la formalisation progressive des textes en articles, et de tout l’appareil éditorial qui s’est stabilisé puis institutionnalisé, notamment d’un point de vue juridique.
Il n’en demeure pas moins que l’écriture collaborative constitue encore une écriture relativement à la marge, ou en expérimentation. Non pas qu’elle soit peu pratiquée, mais parce qu’elle continue de s’inventer et que ses normes juridiques sont encore largement absentes.
Crystal of knowledge
“Let us transmute the “frozen moments” […] into a slightly more material metaphor, that of “Crystals of knowledge”. Crystals of knowledge should be an important part of how to frame the Great Conversation. Multi-carat crystals are quite acceptable, of course. In fact, defining the range of these “crystals” will be important, and it will require empirical testing.” 4
Un concept nous a aidé à concevoir ce que serait une conversation, celui de “cristal de connaissances” introduit par Jean-Claude Guédon. Le cristal est une image pour entrevoir un format très fluide dans le temps et dans l’espace, dotée de différentes temporalités et d’une spatialité mouvante, au gré des intérêts, des contributions et des ressources extérieures. La conversation cristallise lorsqu’une problématique suscite une dynamique d’agrégation : agrégation de personnes, de contributions, sous formes de discussions, d’articles, d’annotations, de fragments de texte, disposés ensemble et formant en quelque sorte un réseau d’intelligence temporaire.
Temporaire car la problématique, partagée par la communauté, a vocation à être éphémère ou persistante, le principe étant que le cristal puisse émerger, cristalliser, puis se dissoudre au fil du temps et des questions traitées par la communauté.
Éditorialisation
De cette écriture-milieu ou de la métaphore du cristal, il faut finalement retenir que l’écriture ne se résume plus seulement à écrire. Écrire collaborativement ou écrire dans l’environnement numérique participent l’un et l’autre d’une dynamique d’édition. L’acte d’écriture s’accompagne nécessairement d’un acte d’édition, qui est sans doute une des conditions nécessaires à l’établissement d’une véritable écriture collaborative.
De ce point de vue, Arthur Perret a bien cerné l’enjeu au-delà de la polémique5 lancée par Marcello sur The Conversation, Les chercheurs en SHS savent-ils écrire ?.
Pour moi, l'enjeu est moins l'écriture que la dynamique nouvelle entre écrire et éditer. Et ce sont moins les pratiques que les outils qui me posent question : face à Word, avec quels outils peut-on généraliser une vraie culture de l'éditorialisation ?
— Arthur Perret (@arthurperret) 12 mars 2018
Cette « vraie culture de l’éditorialisation » n’est rien d’autre selon nous que la littératie numérique qui ajoute au savoir-lire-et-écrire la maîtrise du milieu d’écriture, une capacité à inscrire l’espace autant qu’à le structurer :
Il s'agit plus d'un écosystème que d'outils à mon sens. La littératie dont il est question doit permettre 1) d'evoluer dans cet environnement (habiter) 2) de le faire évoluer (designer). 1/3
— nicolasauret (@nicolasauret) 13 mars 2018
En ça il ne peut plus être question que d'écriture, n'en déplaise aux lettrés, mais bien d'écriture et d'édition en effet. 2/3
— nicolasauret (@nicolasauret) 13 mars 2018
À moins qu'éditer/editorialiser soit devenu aussi une forme d'écriture. Ça marche dans les deux sens, écrire revient à éditer. C'est à ça qu'il faudrait former les chercheurs. 3/3
— nicolasauret (@nicolasauret) 13 mars 2018
écrit collaborativement par Servanne Monjour et Nicolas Sauret
Debray Régis, « Histoire des quatre M », Les cahiers de médiologie, 1998/2 (N° 6), p. 7-25. DOI : 10.3917/cdm.006.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-7.htm ↩
Stern, Niels, Jean-Claude Guédon et Thomas Wiben Jensen. « Crystals of Knowledge Production. An Intercontinental Conversation about Open Science and the Humanities ». Nordic Perspectives on Open Science 1, no 0 (23 octobre 2015), 1‑24. doi:10.7557/11.3619. ↩
Dans ce billet volontairement polémique, Marcello reprochait aux chercheurs en sciences humaines leur pratiques numériques d’écriture, trop souvent limitées à Microsoft Word. Cette polémique a généré une série de posts, notamment ceux de F. Clavert, E. Ruiz, ou M. Vitali-Rosati et de multiples échanges sur Twitter. ↩